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Imprimer en recto-verso (version PDF) - Bouton n° 41 - mars 2022

Vouloir la paix

En 1997, à la veille du quatre centième anniversaire de l'Edit de Nantes, les éditions Atlantica publiaient un ouvrage à deux voix : une version de "l'édit de tolérance" présentée et commentée par l'historienne spécialiste du protestantisme Janine Garrisson, et une préface réflexive dans laquelle Michel Rocard, sous le titre "l'Art de la Paix", décortiquait ce moment majeur de notre histoire à l'aune des crises du temps présent - Nouvelle-Calédonie, Rwanda ou Moyen-Orient... - à la résolution desquelles il s'était particulièrement impliqué. Du chapitre "Vouloir la paix" de cette préface, nous avons extrait les paragraphes qui suivent, dont la hauteur de vue, la précision et la clairvoyance entrent pleinement en résonnance avec l'actualité de notre XXIème siècle.
Contrairement à l'apparence, vouloir la paix n'a rien d'évident. Dans toute situation de tension, il y a plus de confort et de facilité intellectuelle à cultiver le conflit qu’à rechercher un accord. C'est déjà vrai de tous les conflits sociaux, ce l'est encore davantage des conflits armés. Intellectuellement, la guerre est toujours et partout plus facile que la paix.

Aucun conflit ne commence sans que ceux qui le conduisent n'en jugent la cause bonne et méritant qu'on se batte pour elle. Le déroulement même du conflit suppose qu’aux yeux des combattants le prix à payer pour le conduire (coût d'une grève, salaires perdus, risques de licenciement, et si la violence parle : destructions, souffrances, blessures, morts violentes) soit moins élevé que le maintien de la situation préexistante avec ce qu'elle implique d’oppression. Le conflit naît de ce que devant un ordre social injuste et répressif, l'idée s'impose que seul le recours à la force apportera un soulagement, un changement positif. On trouvera cette présentation un peu trop rationnelle. Mais après tout, l'explosion de colère irraisonnée relève de la même analyse, à ceci près seulement qu'elle est alors inconsciente chez ceux qui engagent l'action de force. Les révolutions commencent autant par des émeutes que par des délibérations d'assemblées subversives.

Il y a en outre une relation évidente entre la nature du motif pour lequel on veut changer l'état de choses existant et l'évaluation que l'on fait du coût du conflit. Dans le cas d'espèce, la huitième guerre de religion non conclue, il est clair que le droit pratiquer sa foi est une motivation d'intensité extrême. Que vaut la vie terrestre si la vie éternelle elle est en cause ?

On ne voit dès lors guère de raison pour que les combattants, et leurs chefs, changent de façon de penser. De fait, de nombreux conflits vont à leur terme, c'est à dire une victoire, c'est à dire encore la création par le vainqueur une situation qui enlève au vaincu toute possibilité physique d'un nouveau recours à la force. Le vainqueur est ainsi capable d'imposer l'organisation sociale de son choix.

L'improbable, c'est le compromis. C’est la paix acquise sans victoire complète, et afin d'économiser une partie du prix du conflit. Les mots « vouloir la paix » que j'ai choisis comme titre de ce chapitre doivent se dire « vouloir la paix de compromis ». Vouloir la victoire n'est pas vouloir la paix. C’est vouloir réduire l'autre par la force, quel qu'en soit le prix. Ce peut être un choix stratégique nécessaire. La substance du pouvoir nazi pendant la dernière guerre mondiale était telle que les alliés n'avaient guère le choix et eurent l'intelligence et le courage - il fallait les deux - d'en décider très tôt de manière parfaitement formelle : la destruction complète de ce pouvoir était la seule issue. On s'est battu pour la victoire et pas pour paix, qu’au demeurant on a mis une quarantaine d'années à signer vraiment après la cessation du feu. Mais tout conflit ne porte pas fatalement à de telles extrémités, loin s'en faut.

Dès lors, quel type de démarche peut conduire à l'idée que, tout bien considéré, un compromis vaut mieux que la poursuite des combats ?

Le premier élément est que la guerre fatigue. Les pertes s'accumulent, les troupes s'amenuisent, l'économie se dégrade, les populations souffrent, l'argent manque, on s'essouffle. La victoire apparaît de plus en plus coûteuse est de moins en moins probable. Cette condition ne joue pas lorsque le déséquilibre est trop fort entre les deux camps. Au cas d'équilibre relatif, il arrive qu'elle ne suffise pas : la motivation du plus faible peut aller jusqu'au suicide, individuel (cas des kamikazes et de leurs émules terroristes) ou collectif (Massada ne s'est pas rendue).

Et l'équilibre des forces doit être analysé compte tenu des techniques militaires de chacun : une guérilla populaire a moins besoin d'hommes et de moyens qu’une armée régulière. (…)

Mais il faut plus. La recherche d'un compromis sera bien héroïque, et aura peu de chances de réussir, si les chefs en présence, au-delà de la fatigue de leur population et de leurs troupes, n'arrivent pas à la conclusion que la victoire complète est hors de portée. On peut venir d'autant plus vite à cette conviction que l'on répugne à l'emploi des moyens les plus extrêmes, et c'est à l'évidence le cas d'Henri IV. Reste que l'absence de doute sur la fermeté absolue de l'autre est un bon aiguillon pour la recherche d'un compromis. Ni le roi, ni ses conseillers n'ont jamais pensé un instant que les protestants pouvaient renoncer à leur volonté de pratiquer leur foi. Vouloir le leur interdire était reprendre la guerre, une guerre qui l'évidence n'ouvrait pas la possibilité d'une victoire complète.

L'évaluation des chances de victoire complète, et la découverte qu'il n'en est guère, sont donc une condition majeure de l'ouverture de la démarche de compromis.

Être moins ou n'être plus capable de se battre, comprendre que la victoire est hors de portée, quelque difficiles que ce soit, ne sont que des préalables. Pour faire quoi que ce soit au monde, il n'a jamais suffi de vouloir, il faut aussi savoir. On entre ici dans le difficile. Et curieusement ce que le sens commun, l'opinion générale, admet bien volontiers dans les matières techniques, ils ne l'admettent pas dans les affaires publiques, celle que l'on pollue dès qu'on les appelle politiques. Dans ces matières, la trop célèbre « volonté politique » doit suffire à tout. Il n'en est hélas rien. Si bien entendu l'absence de volonté comme partout interdit tout résultat, la volonté sans savoir-faire n'est pas davantage efficiente.

Pour vouloir vraiment le compromis, il est donc essentiel de le penser, de le penser en détail, tant par rapport à l'autre, celui que l'on combat, que par rapport aux siens, ceux à qui il va falloir l'imposer.

C'est naturellement par rapport à l'autre que tout commence. Or dans tout conflit les victimes ne sont pas seulement humaines. L'intelligence en fait partie. L'autre est diabolisé, l'information à son sujet devient d'une totale partialité.

Au sens strict on ne le connaît plus. Comment alors se faire un avis pertinent - opérationnel comme on dit aujourd'hui - sur ce qui pour lui est négociable et ce qui ne l'est pas, sur ses ordres de priorités, sur le prix qu'il est prêt à payer pour les concessions que l'on estime les plus indispensables à son propre camp ?

Répondre à ces questions avec suffisamment de précision pour ensuite agir, en l'espèce négocier, exige - en plein conflit - de découvrir l'autre ou de le redécouvrir. Là est à coup sûr la difficulté majeure de la recherche du compromis, sinon de son élaboration.

Deux conditions cumulatives sont en effet indispensables. L'une tient à l'état d'esprit des chefs. À supposer leur conviction établie, que le compromis est souhaitable, il leur faut alors imaginer l'autre, ses certitudes, ses angoisses, ses forces, ses faiblesses, ses points d’irréductibilité et ses marges de manœuvre. C'est une disposition d'esprit, principalement faites d'intelligence et de culture qui seule peut y pourvoir.

L'autre condition est l'information. En français usuel Il s’agissant de faits de guerre, cela s'appelle le renseignement où l'espionnage. Il faut bien sûr interroger, et en prendre les moyens. (…)

Il faut aussi penser le compromis par rapport aux siens. (…) L'exercice du commandement est infiniment plus difficile pour aboutir au compromis qu’à la victoire. La clé de légitimité n'est pas la même : dans un cas c'est la raison, avec ce qu’a de frustrant la modération qu'elle appelle, dans l'autre c'est le fanatisme, avec tous les excès qu’il encourage. Les désaccords et les désobéissances n'ont pas le même poids. Dans la guerre, les pacifistes disparaissent ou au pire, et rarement, désertent. Dans la recherche de la paix les irréductibles peuvent toujours provoquer l'incident grave, souvent irréparable. C'est avec les ligueurs qu’Henri IV a eu le plus de tracas. Dira-t-on assez la noblesse du compromis ? (…)

Michel ROCARD
L'art de la Paix, Editions Atlantica, Biarritz, 1997
Echos

ROCARD2022 : pour illustrer le présent et éclairer l'avenir

Pour résister au « grand abaissement » du débat public, nous avons tenté d’éclairer l’avenir autour de quelques idées qui ont été au centre de l’action politique de Michel Rocard sa vie durant. Nous avons donc proposé, sur quatre thèmes, quelques citations tirées d’ouvrages ou de discours de Michel Rocard et nous avons demandé à quatre personnalités engagées dans la vie sociale d’aujourd’hui de les commenter pour illustrer le présent et éclairer l’avenir. Chaque lundi, pendant un mois, nous avons mis en ligne sur notre site et sur la chaîne YouTube de l’association, la vidéo dans laquelle elles remettent ainsi dans l’actualité la pensée de Michel Rocard.

La première vidéo est intitulée "Réformer durablement, tout un art", avec le regard de Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT.

Parmi les promesses non tenues de 2017, l’absence de la « mutation girondine » de l’action publique a certainement pesé lourd dans certaines des crises que le gouvernement a traversées, même si d’autres crises ont montré à la fois la disponibilité et l’efficacité des échelons territoriaux… Dans la deuxième vidéo, Marylise Lebranchu, ancienne ministre de la décentralisation et de la réforme de l’Etat, revient sur quelques conseils que l’auteur de « Décoloniser la province » a exprimés en matière de décentralisation et de déconcentration de l’action publique, pour en restaurer l’efficacité et renouer avec la confiance des citoyens.

Michel Rocard a toujours pensé que la cohésion sociale, c’est-à-dire l’ouverture aux autres, devait primer sur l’identité, c’est-à-dire le repli sur soi. Dans la troisième vidéo, Jean Baubérot, professeur émérite à l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales, titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité », commente quelques réflexions de Michel Rocard.

La quatr
ième vidéo, "Batailler pour la planète", est commentée par Marisol Touraine, ancienne conseillère de Michel Rocard pour les questions internationales, ancienne ministre des affaires sociales et de la santé, présidente d'Unitaid, qui développe les thèmes chers à Michel Rocard de la dimension globale de la régulation mondiale et du combat pour l'environnement.
Puce lien Laurent Berger
Puce lien Marylise Lebranchu
Puce lien Jean Baubérot
Puce lien Marisol Touraine
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"Il faudra bien, dans tous les domaines, parvenir à des compromis de type social-démocrate"

Jacques Mistral, économiste et ancien conseiller de Michel Rocard à Matignon, a publié dans "Le Monde" daté du 11 mars une tribune que nous avons souhaité reproduire - avec son aimable autorisation - à l'intention de nos lecteurs.

Il n’est pas vrai que la tragédie ukrainienne submerge la campagne présidentielle, elle aiguise seulement l’attention portée à la démocratie comme expression de la volonté populaire et comme mode de gouvernement. La gauche est, à cet égard et depuis fort longtemps, divisée entre un courant radical et un courant social-démocrate. Ce dernier a tout récemment été victorieux en Allemagne et au Portugal ; quant au PS, l’effondrement qu’annoncent les sondages est le contrecoup lointain de la force qui a porté François Mitterrand au pouvoir en 1981 : une force d’inspiration jacobine et hostile à l’économie de marché. Les politistes Alain Bergounioux et Gérard Grunberg ont caractérisé l’ambiguïté doctrinale qui en est résultée en appelant « remords du pouvoir » la combinaison constamment pratiquée d’une rhétorique radicale dans l’opposition et d’une pratique mollement réformiste au gouvernement. Le quinquennat de François Hollande en a été le dernier avatar : « Mon ennemi, c’est la finance » pendant la campagne, une politique de compétitivité deux ans plus tard.
L’élection de 2017 peut s’interpréter comme un moment de clarification : après le chaos gouvernemental orchestré par les « frondeurs », la gauche radicale a choisi « l’insoumission » et l’électorat social-démocrate, fidèle au PS depuis Michel Rocard, a finalement rejoint Emmanuel Macron.
Le populisme, révélateur du malaise des sociétés contemporaines, ne reflète pas seulement une crise d’identité. Il tient en grande partie au divorce entre ce que peut délivrer l’économie et ce que voudrait réaliser la politique. Le propre de la social-démocratie consiste à réduire cette fracture en cherchant à concilier l’efficacité et la justice : elle insère le marché dans un robuste filet social, juridique et financier, mais elle accepte sans remords le jeu du marché tout simplement parce que d’innombrables expériences ont démontré que le volontarisme politique ne conduisait qu’à un appauvrissement général, en particulier des couches populaires (dernier exemple en date, le Venezuela).

Lever l’ambiguïté

Ce divorce de l’économie et de la politique est la caractéristique la plus évidente de cette campagne présidentielle, dominée jusqu’ici par une sorte de social-populisme. Pourtant, l’ampleur du déficit extérieur est aujourd’hui supérieure à ce qui contraignit François Mitterrand à un revirement radical de la politique économique en 1983 ; seul l’euro nous protège aujourd’hui d’une issue similaire, où le seul sujet de débat était le choix entre la dévaluation et l’austérité. Mais le bilan de cet échec n’ayant jamais été tiré, la gauche radicale se borne à réactiver ses anciennes recettes. Quant aux écologistes, dont on dit parfois qu’ils pourraient être les héritiers de la social-démocratie, ils dépeignent avec force un défi sans précédent et formulent des propositions nouvelles ; mais en concentrant leur projet sur la seule question climatique et en négligeant souvent les questions d’efficacité, ils réduisent tous les autres enjeux à des considérations secondaires.
Cette campagne devrait pourtant être le moment d’éclairer les choix qu’imposera, à très brève échéance, l’immense complexité des problèmes auxquels est confronté le pays : le pouvoir d’achat des plus modestes, le rétablissement des finances publiques, le commerce extérieur, l’énergie, la refonte des grands services publics… Autant dire qu’il faudra bien, dans tous les domaines, parvenir à des compromis de type social-démocrate : gérer les contraintes économiques et financières tout en répondant aux aspirations et protestations populaires. L’actuel président entretient, à cet égard, avec son flanc gauche une relation dont le quinquennat a montré l’ambiguïté ; pour éviter les retours de manivelle sociale dans les mois à venir, mieux vaudrait lever cette ambiguïté.

Recomposition politique

Une façon concrète de décrypter ce que fait et ce que voudra faire Emmanuel Macron consiste à se référer à l’une ou l’autre des politiques incarnées par Tony Blair et Gerhard Schröder il y a vingt ans.
En Grande-Bretagne, le social-libéralisme a plongé les couches sociales les moins favorisées dans la précarité ; le Brexit a été la conséquence ultime de cet abandon des classes populaires. En Allemagne, les réformes Hartz adoptées après une vaste concertation sociale ont insufflé un nouveau dynamisme à l’économie, dont les performances, en particulier en matière d’emploi, sont partout enviées. La solution la plus tentante pour Emmanuel Macron serait, comme en 2017, de défendre le primat de l’efficacité, de la flexibilité et de la responsabilité. Mais s’en tenir là serait, dans le contexte actuel, prendre un très grand risque et, probablement, courir au même échec que Tony Blair. Face à des attentes sociales dont il ne sera pas suffisant de dire qu’elles sont manifestement disproportionnées et dans un climat social et politique dont on sait d’expérience combien il est inflammable, il ne suffira pas de prôner « en même temps » une économie plus efficace et une société plus juste. Plus personne n’adhère à la théorie du ruissellement ; 45 % du corps électoral exprimera dans son vote du premier tour le refus de cette stratégie, et ce rejet trouvera demain d’autres expressions.
La recomposition de l’échiquier politique, des « insoumis » à l’extrême droite, commencera le soir même du 24 avril. Le PS assumera-t-il alors finalement, à sa façon, d’endosser l’héritage social-démocrate ? Ou bien Emmanuel Macron se mettra-t-il en situation de capter cet héritage en donnant de la justice une définition sociale et éthique suffisamment exigeante pour rendre légitime, aux yeux du plus grand nombre, son association aux exigences d’efficacité ?
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Michèle Lindeperg

Jusqu’en 1994, je n’avais rencontré Michel Rocard que d’assez loin. Militante de base du PSU, je ne fréquentais guère les congrès nationaux… il fallait bien "que quelqu’un garde les enfants" ! Après notre adhésion au PS, au fil des campagnes électorales, Michel apporta régulièrement son soutien à Gérard lorsque nous militions dans le Rhône. C’est donc à partir du milieu des années 1970 que se nouèrent les premiers contacts, mais des contacts superficiels avec un homme pressé qui courait de meeting en meeting à travers la France, avalant son repas à la va vite entre deux gauloises. Il me fallut attendre la fin des années 1980 pour l’approcher de plus près. J’étais alors déléguée nationale chargée des droits de l’Homme et des libertés et je travaillais régulièrement rue de Solférino. C’est dans ce cadre que j’avais rédigé trois brochures  pour aider les militants à lutter contre le Front national, brochures diffusées par le secrétariat à la formation. Après avoir rendu public ce travail à l’occasion d’une conférence de presse avec Laurent Fabius, à l’époque premier secrétaire du PS, j’étais impatiente de rencontrer Michel Rocard. Ce dernier avait été mis dans l’obligation de quitter ses fonctions à Matignon quelques mois plus tôt ; il me reçut dans son bureau situé dans des locaux loués au 63 rue de Varenne. Un bureau mal éclairé et triste, à l’image de la sombre période politique qui allait bientôt déboucher sur la débâcle des législatives de 1993. Alors que je m’attendais à rencontrer un homme abattu et fatigué, je découvris un militant toujours en éveil et combatif. Avant ce premier tête à tête, j’avais éprouvé une certaine appréhension qui fut vite dissipée par la simplicité de son accueil et la qualité de son écoute. L’atmosphère fut vite détendue lorsqu’il évoqua les coups de poing qui s’échangeaient avec Le Pen et sa bande, au début des années 1950, lorsqu’il était à la tête des étudiants socialistes. Nous avons également parlé de son action de Premier ministre et de ses rapports avec le Président de la République. Je n’ignorais rien de la nature de ces rapports mais je fus surprise par la virulence des adjectifs avec lesquels il qualifia la personnalité de François Mitterrand. La façon dont ce dernier s’ingénia, deux ans plus tard, à saboter la campagne pour les élections européennes conduites par Michel Rocard justifièrent a posteriori un jugement qui m’était paru trop sévère sur l’instant.

Nous savions que les législatives de 1993 seraient très difficiles, mais pas au point d’envisager une telle déroute : 253 socialistes sortants battus, parmi lesquels Jospin et Rocard. La majorité du comité directeur estima qu’il fallait montrer que le PS avait compris le message des électeurs en changeant rapidement la direction du parti: Fabius fut mis en minorité et Rocard fut élu président d’une direction provisoire jusqu’au prochain congrès qui se tint au Bourget en octobre 1993. Rocard fut élu premier secrétaire par les délégués avec plus  de 80% des voix. Il fut ovationné par le congrès debout lorsqu’il déclara : « Je suis d’accord pour conduire la liste des européennes… à condition que cette liste soit composée à stricte égalité de femmes et d’hommes ». La composition de la liste fut un véritable casse-tête car il fallait tenir compte des représentations régionales, des sortants qui n’avaient pas démérité, et surtout de la représentativité des courants du parti dont aucun ne voulait lâcher un pouce de terrain pour faciliter la mise en œuvre de la parité. Un tel choix, qui mettra encore du temps avant de s’imposer à tous, n’avait alors de précédent dans aucun parti et Michel Rocard fut le premier à ouvrir la voie. C’est cette décision novatrice et courageuse qui me permit d’accéder au parlement européen en 1994. Une initiative qui ne fit pas que des heureux chez nos camarades masculins !

J’étais bien consciente que j’allais devoir rapidement faire mes preuves au sein d’une délégation socialiste dans laquelle figuraient plusieurs anciens ministres auréolés de leurs actions passées sous le mandat de François Mitterrand. Je choisis de m’investir principalement dans le domaine qui était le mien au sein du parti : droits de l’homme, immigration, asile, en choisissant une commission où je travaillais main dans la main avec certains membres de la liste Tapie et des Verts européens. Michel Rocard n’était pas un député européen socialiste comme les autres. Non seulement en raison de sa notoriété d’ancien Premier ministre mais parce qu’il connaissait personnellement tous les leaders, grâce à un engagement de longue date dans l’Internationale socialiste, où il était respecté pour sa rigueur et apprécié pour son parler vrai. Alors que, dans l’attente de retrouver un mandat national, certains députés français promenaient dans les couloirs du Parlement un scepticisme blasé, il arpentait énergiquement les mêmes couloirs, une lourde serviette à la main, avec la fougue d’un jeune militant. Il aimait manifestement se plonger dans les dossiers qu’il abordait à la fois avec une vision large et une attention au plus petit détail. Rapporteur de la Commission des affaires sociales, il défendit une résolution en faveur de la réduction massive du temps de travail pour vaincre le chômage. Président de la Commission du développement et de la coopération à partir de 1997, il consacra beaucoup de temps au partenariat UE/ACP (Afrique Caraïbes Pacifique). Sur un sujet qui lui tenait à cœur, il m’a demandé de m’investir dans l’ « intergroupe économie sociale » dont j’ai assuré successivement  le secrétariat, puis la Vice-Présidence ; pour concrétiser ce travail, j’ai organisé en octobre 1998 à Lyon, un colloque intitulé « Les associations et fondations, acteurs de l’économie sociale en Europe », où sont intervenus, entre autres, Michel Rocard, Jean-Pierre Cot, Marie-Claude Vayssade, ainsi que des membres de la Commission européenne et du ministère des affaires européennes.

Au sein de la délégation socialiste française, malgré les nombreuses obligations de sa présidence de commission, il était à la fois cordial, disponible, à l’écoute et d’une grande simplicité. Cette ouverture aux autres s’ajoutant à de multiples responsabilités n’allait pas sans quelques distractions. Alors que nous arpentions la gare de Bruxelles Midi avant de nous rendre au Parlement, je le revois s’arrêter brutalement et s’exclamer : « j’ai oublié ma valise dans le train » ! Toujours absorbé par la préparation d’un texte ou d’une intervention, ce même genre d’étourderie pouvait se produire en plénière, au moment des votes (des journées entières à appuyer mécaniquement sur pour, contre, abstention !!!). Son fauteuil étant exactement placé devant le mien, je m’autorisais souvent, par une légère tape sur l’épaule, à lui rappeler d’exprimer son vote ou de lui faire rectifier un vote non conforme à la liste des décisions arrêtées par le groupe PSE.

A mi-mandat, j’avais informé Michel que, pour des raisons personnelles et familiales, je ne solliciterai pas de reconduction, ce que j’ai confirmé en 1999 à François Hollande lors de l’élaboration de la liste socialiste pour les Européennes. C’est donc au titre d’ex-députée que j’ai participé à la campagne dans ma région, en espérant pour la liste socialiste un bien meilleur résultat qu’en 1994, moment où la concurrence avait été rude en raison du «  missile Tapie » comme Michel l’avait baptisé au cours d’une réunion. Après les 15 sortants, 22 socialistes français ont rejoint en 1999 le groupe du PSE. Ainsi s’est interrompu mon « parcours rocardien » effectif. Pour autant, l’état d’esprit rocardien, lui, ne m’a pas quittée. Dans la dramatique période politique que vit la gauche en 2022, je ressens un terrible manque. Nous aurions tellement besoin de la voix de Michel.

Michèle LINDEPERG
ancienne députée européenne
 
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Pierre Mauroy et Michel Rocard : amis ou concurrents de la social-démocratie française ?

 

La politique est rarement un milieu dans lequel se forgent des amitiés à toute épreuve, encore moins lorsqu’il s’agit de deux personnalités de premier plan.
En outre, quoi de commun entre le grand gaillard du nord, petit-fils de bûcheron et fils d’instituteur et le haut fonctionnaire parisien élevé dans le protestantisme et dans les meilleurs établissements parisiens ?
Pourtant Michel Rocard et Pierre Mauroy incarnent une amitié qui a connu peu de nuages pendant 60 ans de cheminement politique. Il faut dire que malgré leurs différences, les deux hommes partagent un point commun ontologique pour eux : l’attachement au socialisme.
Pierre Mauroy y tombe dès son enfance dans un milieu ouvrier. Michel Rocard le découvrira à Sciences Po. Le socialisme réunira d’ailleurs les deux jeunes hommes pour la première fois, lorsque Michel Rocard prend la tête des étudiants socialistes en 1954 et qu’il rencontre au siège de la SFIO, Pierre Mauroy, alors président des jeunes socialistes. Ils partagent dès cette époque le rejet du colonialisme et des guerres qu’il engendre, même si Pierre Mauroy n’en tirera pas les mêmes conséquences en 1958.
Leurs chemins se séparent donc au moment du retour du général de Gaulle au pouvoir, Pierre Mauroy restant alors fidèle à Guy Mollet et à la SFIO, alors que Michel Rocard participe à la fondation du PSA, puis du PSU. Pourtant le lien n’est jamais totalement coupé entre eux. Ce qui facilitera leurs retrouvailles lors de la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1974 que Michel Rocard soutient d’emblée. En fait, depuis plusieurs mois le docteur Salomon réunissait chez lui les deux hommes, ainsi que le secrétaire général de la CFDT Edmond Maire.
Après l’élection présidentielle qui se conclut sur une défaite très serrée de François Mitterrand, démarre le processus de réunification de la gauche socialiste avec les Assises. A nouveau, Michel Rocard et Pierre Mauroy sont à la manœuvre pour construire un grand parti des socialistes. La suite est bien connue : la majorité du conseil national du PSU s’y oppose entraînant la dimension de la direction du parti. Michel Rocard rejoint donc le PS, mais avec peu de militants derrière lui, par rapport au PS de l’époque.
Pierre Mauroy et Michel Rocard sont dans la majorité du PS, mais le maire de Lille depuis 1973 est alors le n°2 du parti, alors que Michel Rocard est marginalisé au secrétariat national au secteur public.
Leurs positions se rejoignent au moment de la renégociation du Programme commun de gouvernement. Les deux sont rétifs aux demandes d’actualisation du Parti communiste, perçues comme une surenchère. Après la rupture de l’Union de la gauche, Michel Rocard et Pierre Mauroy vont faire partie au sein du PS de ceux qui rejettent la surenchère des nationalisations et plaident pour le maintien d’un programme économique réaliste. Les ambitions de Michel Rocard sont de plus en plus claires et froissent le courant mitterrandiste qui s’en prend vivement au maire de Conflans. Pierre Mauroy soutient alors Michel Rocard et cosigne avec lui une tribune en vue du Congrès de Metz. Mais l’alliance entre les deux hommes ne durera pas. Ils présentent des motions différentes au congrès, Michel Rocard obtient 20,5% des mandats et Pierre Mauroy 16,5%. A eux deux ils restent loin des 45% de François Mitterrand et forment donc une minorité. Pierre Mauroy affiche son soutien tant à François Mitterrand qu’il recommence à voir après Metz, qu’à Michel Rocard qu’il reçoit chaleureusement dans le nord et l’entraîne dans un puits près de Lens en avril 1980.
Mais c’est finalement François Mitterrand qui se présente comme candidat à l’élection présidentielle et finit par l’emporter. Pierre Mauroy, pardonné de son crime de lèse-majesté de Metz accède lui à Matignon.
Dans le gouvernement Mauroy Michel Rocard cherche sa place. Il vit très mal sa nomination au ministère du Plan sans véritables moyens, ce qu’il qualifiera de « cage dorée ». Ses rapports avec le Premier ministre sont donc assez tendus. Son image à Matignon n’est pas très bonne. Ses interventions au Conseil des ministres, assez critiques à l’égard de la politique menée, ne sont pas appréciées comme en témoigne Pierre Mauroy :
« On se regardait tous, on était effarés. Indirectement, tous les ministres en prenaient pour leur grade. Rocard se mettait tout le monde à dos, et apparemment ne se rendait compte de rien. » (Robert Schneider, La haine tranquille).
C’est surtout la politique économique qui préoccupe Michel Rocard. Les mesures sociales subites grèvent la balance des paiements et la dette publique contribuant à un déséquilibre économique déjà bien marqué. C’est ainsi que dès l’investiture de François Mitterrand, Michel Rocard avait alerté Pierre Mauroy sur la nécessité d’une dévaluation qui n’interviendra finalement qu’un an plus tard. Durant l’été 1981 (27 août 1981) Michel Rocard rédige d’ailleurs une note à Pierre Mauroy dans lequel il s’explique à ce sujet :
« Tu connais ma doctrine : l’inflation est un cancer redoutable qui ronge petit à petit les fondements sociaux de nos pays et en outre les structures actuelles sont ainsi faites que l’infla- tion, qui fut un encouragement à la production, est devenue productrice de chômage parce qu’elle est une inflation par les coûts. Je suis donc totalement solidaire de Delors dans l’idée que le combat contre l’inflation et pour la valeur de notre monnaie est d’une importance décisive. Mais je crois que nous menons ce combat avec de mauvaises armes et une mauvaise doctrine monétaire, et je suis fondé à penser que Jacques Delors s’interroge aussi là-dessus. »
Il ne sera pas entendu. Et si le « tournant de la rigueur » a finalement lieu, c’est sans Michel Rocard.
Le départ de Pierre Mauroy de Matignon finit par rapprocher les deux hommes. En effet, un nouvel homme accède désormais à la place de potentiel successeur de François Mitterrand : Laurent Fabius. Face à ce nouvel adversaire, Pierre Mauroy et Michel Rocard renouent des relations apaisées. Au Congrès de Lille en 1987, Pierre Mauroy souligne clairement qu’il n’y a pour lui que deux candidats pouvant incarner le PS à la présidentielle de 1988 : François Mitterrand bien sûr, mais aussi Michel Rocard.
Lorsque Michel Rocard accède à Matignon en mai 1988, il peut compter sur le soutien de son prédécesseur Pierre Mauroy qui vient, lui, de prendre la tête du Parti socialiste. Celui-ci a sans doute apaisé les critiques des socialistes à l’égard de la politique rocardienne. Pendant les trois ans à Matignon, les frictions entre Matignon et la rue de Solférino seront assez rares. Ce qui n’empêchera pas le Premier secrétaire de se plaindre d’une politique sociale trop timorée. Il reproche ainsi au Premier ministre de pratiquer un socialisme « d’accompagnement » et non « de transformation ».
Lors du Congrès de Rennes en 1990, Michel Rocard sommé de ne pas intervenir par François Mitterrand semble néanmoins pencher du côté de Pierre Mauroy et Lionel Jospin contre Laurent Fabius. Il ne s’opposera pas néanmoins à sa prise de pouvoir sur le PS en 1992.
Mais alors que le PS connaît son plus grave échec électoral depuis 1969 aux législatives de 1993, c’est avec le soutien des mauroyistes que Michel Rocard parvient à évincer Laurent Fabius et à prendre la tête du PS pendant un peu plus d’un an.
Tous deux n’accéderont plus au gouvernement, même après la victoire de la gauche plurielle en 1997. Ils apparaîtront désormais comme des figures de sages prodiguant leurs conseils aux jeunes générations du socialisme, Pierre Mauroy soutenant notamment l’ascension de sa successeur à Lille, Martine Aubry, et Michel Rocard distribuant bons et mauvais points aux dirigeants socialistes des années 2000 et 2010.
 
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Témoignage d'Yves Lyon-Caen sur les relations entre Pierre Mauroy et Michel Rocard

Yves Lyon-Caen, qui a été directeur adjoint du cabinet de Michel Rocard à Matignon, avait, au début du premier septennat de François Mitterrand, été conseiller technique au cabinet de Pierre Mauroy, chargé de l’agriculture. A ce titre, il s’est trouvé aux premières loges pour observer les relations profondes et complexes qui liaient les deux dirigeants socialistes. Il nous livre ici son témoignage : 

Lorsqu’en juillet 83, Michel Rocard est nommé Ministre de l’agriculture, Pierre Mauroy accueille cette décision de François Mitterrand avec amusement et soulagement.
Avec amusement, car à ses yeux Michel est l’ incarnation même du monde urbain et intellectuel, à l’opposé de l’homme de terrain, imprégné de ruralité , qu’attend le monde agricole.
Avec soulagement, car s’achève ainsi une période très pénible où Édith Cresson a embarqué le gouvernement dans une confrontation stérile avec le syndicalisme agricole.
Pierre Mauroy porte à Michel Rocard une profonde affection, qui lui donne le désir de le protéger contre son impétuosité, voire sa témérité. Il est sceptique sur la réussite de Michel, d’autant qu’il reste très marqué par l’agriculture de son enfance , celle du monde de ses grands-parents :l’agri- culture laitière de la Thiérache et de l’Avesnois , aux paysans prospères, catholiques de droite, que tout oppose à l’homme de gauche, laïc, qui passait ses vacances chez ses grands-parents dans une communauté ouvrière.
Il sous-estime l’étonnante capacité de Michel à s’adapter à tous les milieux, à s’approprier leur mode de pensée, à créer des liens de sympathie et de complicité avec ses « meilleurs » adversaires.
Il va , peu à peu ,le découvrir.

Michel de son côté sait qu’il peut compter sur la bienveillance de Pierre Mauroy . J’ai souvent été voir le Premier Ministre pour lui expliquer les arbitrages demandés par Michel , en conflit avec tel ou tel Ministre- et je peux témoigner que Pierre Mauroy avait le sincère désir d’aider Michel – et à travers lui le gouvernement - à reconquérir l’estime du monde agricole .

Si l’entente amicale et humaine est réelle , tout les oppose au plan intellectuel ! Pierre Mauroy croit que toute solution est « politique »et passe par la parole . Michel, lui, construit sur l’expertise technique et sur l’action .

Le dossier européen montre que ce qui les réunit est plus fort que ce qui les sépare.
Pierre Mauroy est sceptique devant les acrobaties techniques et les habilités humaines qu’imagine Michel, qui préside le Conseil des Ministres de l’agriculture, pour sortir par le haut de la crise européenne de février 1984. C’est en effet l’époque où la politique agricole commune est paralysée par l’accumulation des sujets non réglés :démantèlement des montants compensatoires monétaires, mise en place des quotas laitiers, explosion du cout de la distillation des excédents viticoles. Michel est devenu en quelques semaines un expert de ces questions et a multiplié les échanges avec ses collègues européens. Il croit qu’une issue est possible. Pierre Mauroy hésite . Et pourtant , lors du comité interministériel de février 1984 , qui examine le paquet final à proposer par la Présidence française , il soutient Michel , qui préfère menacer d’annuler le Conseil plutôt que de renoncer à un possible accord global, comme le préconise Claude Cheysson .

Cette capacité de Michel à faire aboutir des dossiers insolubles, Pierre Mauroy va la découvrir en mai 1984 à ses dépens sur le dossier de l’enseignement .
Lui, qui piétine depuis 3 ans sur la construction du compromis historique avec l’enseignement privé, est surpris par l’ingéniosité et le déminage politique que Michel a orchestrés pour parvenir en quelques mois ( et dans la discrétion) à un accord sur l’enseignement agricole public et privé. Cet accord l’agace …. car il met en lumière les erreurs stratégiques du gouvernement dans ses négociations avec l’enseignement privé. Mais il n’aura pas le temps d’en tirer les leçons , et démissionnera quelques semaines plus tard, en juillet 1984, ayant échoué à faire aboutir un ultime compromis entre le monde laic et l’enseignement privé .
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Les relations Mauroy-Rocard analysées par Jean Peyrelevade, ancien directeur adjoint de cabinet de Pierre Mauroy

 

1. Dans les années 70, vous participez aux cercles d’experts économiques réunis par Michel Rocard alors même que vous êtes un proche de Pierre Mauroy.
Quel sens donnez-vous à cette participation ?


Dès le lendemain d’Epinay, Pierre Mauroy pense qu’il faut élargir le PS et au nom de l’unité de la gauche socialiste, regrouper, faire revenir le PSU et un grand nombre de cadres et militants de la CFDT.
Pierre Mauroy a des relations amicales et personnelles avec Michel Rocard et Edmond Maire.
Dès 1973, commencent ainsi des réunions régulières et totalement confidentielles entre Rocard, Maire et Mauroy chez André Salomon, rue Jacques Bingen, ancienne maison de Maupassant.
Le docteur Salomon est lui-même un rocardien convaincu et très attaché à la réunion des forces socialistes et très anti-mitterrandiste.
Pourquoi cela devait rester confidentiel : Edmond Maire ne voulait pas afficher ses relations avec des politiques et Michel Rocard était alors toujours au PSU. Nous réfléchissions à ce que l’on pouvait faire ensemble pour préparer un rassemblement plus vaste. La première étape était de fonder une revue commune : Faire. Je ne connaissais alors ni Michel Rocard, ni Edmond Maire. Mais je travaillais avec Pierre depuis plus de 10 ans et il m’avait pris comme sherpa. Je suis ainsi devenu une sorte d’ambassadeur permanent de Pierre Mauroy auprès de la rocardie.
Les choses se sont brutalement accélérées au lendemain de la mort de Pompidou. Je rentrais des sports d’hiver. On avait deux jours après une réunion chez André Salomon avec le numéro 0 de Faire. Pierre Mauroy arrive et dit : « il faut qu’on accélère ». L’idée des Assises du socialisme est née ce soir-là. La défaite de François Mitterrand donnait un argument supplémentaire au maire de Lille pour convaincre le Premier secrétaire de faire les Assises. En même temps il était clair que ce rassemblement potentiel était très mal vu des conventionnels, car ça diluait leur pouvoir et par Chevènement et ses amis pour des raisons politiques : cela se traduisait par une arrivée dans le PS d’une force de chrétiens de gauche. Les Assises du socialisme ont été un succès, mais relatif. Beaucoup de dirigeants et d’adhérents de la CFDT ont adhéré comme Jacques Chérèque. Mais Michel Rocard n’a emporté avec lui qu’une grosse minorité du PSU.


2. Vous dites dans un texte pour l’Institut Pierre-Mauroy que « vous n’avez jamais été convaincu par Michel Rocard malgré une proximité intellectuelle ». Pourtant vous participez à la revue Faire. Comment avez-vous vécu cette expérience ?


Je m’entendais très bien avec les rocardiens. J’ai toujours été girondin, le rejet du jacobinisme de l’Etat m’allait très bien. C’était en outre des gens brillants et intelligents. Peu à peu ils m’ont intégré dans l’état-major rocardien. Juste après les Assises du socialisme, j’étais considéré comme un des fondateurs de Faire sous un pseudo : Jean Rey. Et j’étais intégré dans l’état-major, au point que je participais tous les jeudis aux déjeuners de travail au Bd St Germain.

Je participais aussi aux groupes d’experts économiques avec Hubert Prévôt, François-Xavier Stasse qui devint l’un de mes amis, et l’un des seuls à l’Elysée à partir de 1981. Même au niveau du courant Mauroy qui n’était pas pro-rocardien à 100%, j’étais considéré comme un ami des rocardiens. Pour Mitterrand j’étais une variante du rocardisme.
Et pourtant, tous ces braves gens se trompaient. Je n’ai jamais oublié que je n’étais pas rocardien. J’étais dans la Rocardie, mais comme ambassadeur permanent de Pierre Mauroy. Pour moi la période de 1979, congrès de Metz jusqu’à 1995 c’est l’échec du réformisme. Et cet échec provient entre autres du fait que les vrais leaders réformistes : Pierre Mauroy, Michel Rocard et Jacques Delors n’ont jamais été capables de constituer entre eux une vraie force commune au sein du PS. Et cela de mon point de vue est dû aux ambitions présidentielles de Michel Rocard. La divergence entre Michel Rocard et Pierre Mauroy était uniquement sur ce point. Pierre Mauroy avait décidé que le meilleur candidat possible était François Mitterrand et il avait un accord sur ce sujet avec lui. Pour moi, la première erreur des deux c’est de ne pas avoir fusionné au congrès de Metz. Michel Rocard a voulu avoir son courant. Cela polarisait sur lui la haine d’une partie des conventionnels et de tous les chevènementistes. L’annonce de Michel Rocard de faire de Pierre Mauroy le premier secrétaire du PS s’il l’emportait à Metz a été faite sans son accord. Christian Blanc a joué un rôle très négatif en poussant Michel Rocard à critiquer Mitterrand. Pierre Mauroy en était furieux.

Il y a une histoire longue entre Pierre Mauroy et Mitterrand. Il ne faut jamais oublier qu’Epinay a été construit par les deux hommes. C’est le moment où Pierre Mauroy s’est détaché de Guy Mollet. Il s’allie avec Mitterrand et l’accord initial était que s’ils arrivaient à prendre la majorité, François Mitterrand serait désigné candidat à la présidentielle et Pierre Mauroy premier secrétaire du PS. Et c’est Mauroy lui-même qui a viré de bord et a demandé à Mitterrand de rester premier secrétaire du PS. Plus un engagement verbal entre les deux hommes, que personne ne connaissait qui était de nommer Pierre Mauroy premier ministre dès l’arrivée éventuelle au pouvoir. Mauroy nous l’a dit en arrivant à Matignon.
Les tensions étaient de plus en plus fortes à la fin des années 1970 entre sociaux-démocrates d’un côté et conventionnels-chevènementistes de l’autre. Là-dessus l’arrivée de Michel Rocard a exacerbé le problème.


3. En 1981, la question de la dévaluation dès l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement et celle des nationalisations vont opposer Pierre Mauroy et Michel Rocard. Selon vous, était-ce d’abord une divergence politique ou plutôt économique ? 


La demande de dévaluation immédiate de Michel Rocard nous a laissé de marbre sur le fond. C’est une de mes critiques fondamentales à l’égard de Michel Rocard : on a eu le droit à son égo avant 1981, mais aussi après. A partir du moment où Pierre Mauroy est nommé premier ministre, minoritaire à Metz, une large partie du groupe parlementaire et des conventionnels ne comprennent pas pourquoi c’est lui qui a été nommé premier ministre. Notre objectif est de trouver des appuis dans le gouvernement. Au départ on ne connait pas très bien Delors, mais l’alliance Delors-Mauroy se fabrique assez vite. Dieu merci.
Contrairement au mouvement naturel des choses, nous n’avons jamais réussi à avoir un soutien clair et explicite de Michel Rocard au gouvernement. Sans se rendre compte que c’est contre-productif pour lui, Michel Rocard joue un jeu personnel. Michel Rocard a toujours été un bon économiste quand on parlait d’économie réelle, mais ses connaissances sont nulles en matière monétaire. Il portait en lui, comme Chevènement d’ailleurs, l’idée que la monnaie était au service d’une politique de relance. Un outil comme un autre de celle-ci.
Il ne comprenait pas qu’on était en régime de flottement des monnaies et que contrairement à une hypothèse très répandue à gauche, une dévaluation a un coût. Ça coûte économiquement, mais aussi socialement. Si elle est mal conduite, elle aura des effets contraires à ce que l’on annonce. Une dévaluation mal conduite peut aggraver le déficit commercial. Elle va vous entraîner dans une chute ininterrompue.
Nous savons pour notre part que l’on doit dévaluer. Notre relation avec Pierre Mauroy a quelque chose d’exceptionnel. Pendant les 10 ans qui précèdent, il nous demande à Henri Guillaume et moi des leçons d’économie. Ces leçons continueront à Matignon. Or, depuis le 15 mai nous connaissons l’état des lieux. Par des hasards professionnels je maîtrise bien ce sujet puisqu’au Crédit lyonnais je suis chargé entre autres choses de la réglementation des changes. Je vois tout de suite que les sorties de capitaux sont massives depuis l’élection de Mitterrand, qu’on n’a plus de réserve. Oui il va falloir dévaluer.
On sait que pour qu’une dévaluation réussisse, il faut peser instantanément sur l’équilibre interne. La dévaluation agit sur l’équilibre extérieur : le prix d’exportation diminue, donc les exportations augmentent. Mais le prix des importations augmente aussi. Donc si on veut éviter l’inflation, il faut compenser l’augmentation de prix des importations en pesant sur la demande interne et en limitant le volume d’importations. Il faut un plan d’accompagnement solide. En 1981, tout le programme du PS c’est le contraire de cela. On sait qu’on va arriver au pouvoir avec une relance de la demande, le contraire de ce qu’il faut pour réussir la dévaluation. Si on dévalue tout de suite, cela ne servira à rien. Il faut attendre que la raison revienne et que l’on soit capables de fabriquer un plan d’accompagnement de rigueur.
Ce que ne sait pas Rocard, c’est que dans le même temps où il dit qu’il faut dévaluer massivement, on parle à Pierre Mauroy depuis plusieurs jours. Pendant le grand déjeuner de célébration de l’investiture le 21 mai, je lui fais passer une note disant qu’il ne faut pas dévaluer. Elle n’est pas pour lui, mais à destination du président. Ce même jour où Michel Rocard coince le premier ministre pour lui demander de dévaluer, Pierre Mauroy vient justement d’obtenir que l’on ne dévalue pas immédiatement.
Nous savions que cette dévaluation devait arriver, mais plus tard une fois la fuite des capitaux calmée. Elle aura finalement lieu en octobre 1981, menée par Delors mais elle ne s’accompagnera pas d’un plan d’accompagnement comme nous l’avions envisagé. On sait donc en octobre 1981 que cette dévaluation ne servira à rien.
 Le tournant de la rigueur commence en février-mars 1982, Mauroy nous fait venir dans son bureau : « où est-ce qu’on va ? ». On lui répond : « droit dans le mur ». « Mais encore ? ». « Tu connais le dernier gouvernement de pays développé qui a été obligé de demander l’aide du FMI ? C’est le dernier gouvernement travailliste anglais, juste avant Thatcher ». « Comment vous voyez la suite » nous demande Pierre, ce à quoi nous répondons en bloc : « Il doit y avoir une deuxième dévaluation. » On savait que la fuite de capitaux avait recommencé. Pierre nous dit : « bon soyons sérieux, faites-moi une note pour le président ». Le plan de rigueur démarre ce jour-là. La note a été rédigée de A à Z à Matignon et elle a été remise à Mitterrand, le soir du grand dîner de Versailles, où il avait encore l’illusion qu’il allait obtenir de Reagan et Thatcher un plan de relance. Matignon a dès lors dirigé cette dévaluation en plein accord avec Jacques Delors. Les relations avec Delors sont devenues excellentes. Pierre Mauroy et lui ont pris l’habitude d’avoir un déjeuner hebdomadaire.
Au contraire, Michel Rocard est resté complètement extérieur. Il ne nous apparaissait pas fiable. Donc on échangeait peu avec lui. On n’a jamais eu de soutien de sa part. Ni des rocardiens au sein du PS. Et pourtant cela nous aurait été utile. En juin 1982, Mitterrand comprend la nécessité de la dévaluation. Delors et Mauroy sont seuls à comprendre ce plan, seul moyen de convaincre les Allemands et les Néerlandais de réévaluer leur monnaie. Pourtant quand le plan d’accompagnement est présenté au gouvernement, tous les ministres s’y opposent sauf Delors. Mitterrand finit par arbitrer : « monsieur le Premier ministre vous voyez que vous êtes isolé ». Mauroy répond « oui, mais je maintiens » et parvient à obtenir l’accord de Mitterrand.


4. Michel Rocard a-t-il eu une influence sur la politique économique du gouvernement Mauroy, en particulier lors du « tournant de la rigueur » en 1982 ?


En mars 1983, c’est la même chose. A ce moment-là, aucun soutien de Michel Rocard non plus. Pire, les rocardiens nous ont beaucoup attaqué sur le blocage des revenus. Le blocage des prix tout le monde était d’accord. Mais Henri Guillaume et moi, nous avons expliqué à Mauroy que l’on ne pouvait pas faire l’un sans l’autre. On a une inflation de 14%. Mauroy comprend très bien, mais il fait face à la réticence de Delors. Delors dit : « oui, mais il faut faire confiance à l’esprit de responsabilité des syndicats, du patronat ». On a réuni tous les partenaires sociaux à Matignon et Pierre a vite compris que ce serait impossible d’avoir l’assentiment de tous. Nous avons donc dû le faire. C’est une avancée énorme : en très peu de temps nous avons cassé le taux d’inflation. Delors a théorisé cela par la suite : « on va abaisser le taux d’inflation français au niveau du taux d’inflation allemand ». Ce qui choquait les autres ministres. Mais nous avons réussi à atteindre progressivement l’objectif. Quant aux autres équilibres économiques ils ont aussi été rétablis : la balance commerciale dès 1984 par exemple. Le pouvoir d’achat des Français entre 1981 et 1986 n’a pas diminué et il a même augmenté plus vite que la moyenne européenne.


5. Michel Rocard a aussi fait part de son opposition aux nationalisations entreprises en 1981-1982. Quelles étaient les réactions du cabinet de Pierre Mauroy face à cette position ?


Rocard se trompe de diagnostic une fois de plus. Sur ce sujet nous sommes minoritaires au sein du PS et du gouvernement. Même Defferre est pro-nationalisations. Seul Delors est sur la même longueur d’onde que Mauroy.
Les nationalisations dans le secteur industriel ne font pas débat. Toutes ces entreprises, sauf Saint-Gobain, sont en mauvais état et il faut changer les choses. Les banques faisaient elles plus l’objet de discussions. Michel Rocard a ainsi évoqué l’idée d’une nationalisation à 51%, mais son plan m’est toujours apparu comme incohérent : comment nationaliser à 51% tout en respectant l’égalité des actionnaires ? On nationalise une action sur deux ? Actionnaire par actionnaire ? Et l’on pense que le Conseil Constitutionnel va approuver cela ?
Sa solution était donc impraticable. Ce que nous cherchions c’était d’éviter une nationalisation à tous les étages, y compris dans les filiales. Et d’éviter aussi une nationalisation à 100% des entreprises déjà contrôlées depuis 1946 comme la BNP ou le Crédit Lyonnais. Ce combat là nous l’avons perdu, et n’avons reçu aucun soutien. Nous avons donc dû renationaliser à tous les étages, ce qui a été une perte d’énergie et d’argent.


6. Quel regard Pierre Mauroy portait-il sur l’action de Michel Rocard quand celui-ci était à Matignon ? 


Pierre Mauroy a toujours tout fait pour le soutenir par la suite. Il a été loyal à l’égard de Michel Rocard. D’autant qu’il est devenu Premier secrétaire du PS avec l’appui de Jospin et des rocardiens. Il y a une espèce de coalition qui s’est formée là-dessus.
Pour Mauroy il était assez clair que c’est à l’intérieur de cette coalition que se fabriquerait l’avenir du PS. Il était en outre violemment anti-Fabius. Pendant ces trois années, Mauroy a toujours soutenu Rocard. Tout en regrettant ce qu’il considérait comme des fautes manœuvrières. Il n’y avait plus de rivalité entre les deux hommes, si tant est qu’il n’y en ait jamais eu.
Mauroy a même considéré que l’avenir présidentiel du PS c’était Michel Rocard. Il a poussé dans ce sens-là en le proposant comme « candidat virtuel ». Et il n’est pour rien dans l’échec de Michel Rocard.

 
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