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"Aucune agriculture ne vit sous le régime de la libre entreprise ni du libre-échange" |
L'ouverture mouvementée du Salon de l'Agriculture vient nous rappeler que la crise du monde agricole s'inscrit dans la durée. Les manifestations qui se déroulent un peu partout en Europe soulignent que cette crise n'est pas que française et que le modèle agricole qui a été un des plus puissants moteurs de la construction européenne a besoin d'être revisité.
Ce sera nécessairement une affaire du temps long, et les paysans devraient - plus que n'importe qui d'autre - être sensibles à l'image qu'affectionnait Michel Rocard pour expliquer la nécessité d'intégrer le facteur temps à l'action publique : ce n'est pas en tirant sur une plante qu'on la fera pousser plus vite... Mais la colère accumulée et la pression médiatique peuvent-elles encore être compatibles avec les nécessités du long terme ? En 1987, deux ans après avoir quitté le ministère de l'Agriculture, Michel Rocard publiait Le Coeur à l'ouvrage, qui s'inscrivait dans sa démarche pour se préparer à l'élection présidentielle de 1988. Ce livre comportait une entrée "Agriculture", dont nous avons extrait les paragraphes ci-dessous. Même à trente-cinq ans de distance et dans un contexte évidemment profondément différent, certaines de ses analyses et de ses recommandations nous semblent avoir conservé leur pertinence. Photo (C) Paul Gauthier Michel Rocard débat avec des agriculteurs en Lorraine, le 1er mai 1980
Agriculture. Un grand métier, qu’aiment tous ceux qui le font. Mais les choses vont mal - le revenu moyen n'atteint pas le SMIC - il y a une désespérance agricole. (…)
Dans le monde d’aujourd’hui, où tout est lié, les grandes affaires sont de trois types : l'argent, les armes et l'alimentation. On a cru longtemps que la planète ne pourrait pas nourrir sa population trop vite croissante. On sait maintenant qu'il n'en est rien. L’Europe et les États-Unis ont su en quelques décennies augmenter leur production beaucoup plus vite que la demande solvable, ce qui leur crée aujourd'hui des difficultés. Les deux pays les plus peuplés du monde, la Chine et l’Inde, ont l’un et l'autre également réussi des révolutions agricoles spectaculaires, qui leur assurent depuis peu l'autosuffisance, même si subsistent de grandes zones de pauvreté. (…) Nous sommes engagés là, entre les six grands exportateurs mondiaux que sont les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Argentine et la Communauté européenne, auxquels le Brésil ne tardera pas à s'ajouter, dans une gigantesque bataille commerciale que caractérisent à la fois une violence extrême et une grande absurdité. Aucune agriculture ne vit sous le régime de la libre entreprise ni du libre-échange. Protections, réglementations, subventions sont générales, les champions se trouvant être suisses et japonais, ce qui est amusant car ils ne sont pas chiches des leçons qu’ils entendent donner en matière de libre entreprise. Mais ils comptent peu. Tel n'est pas le cas des États-Unis qui, en moyenne par fermier, subventionnent leur agriculture largement. Infiniment plus que les Européens ! (…) On protège l'agriculture pour diverses raisons qui se conjuguent. Même si elle a rapidement augmenté depuis trente ans, la productivité du travail humain est substantiellement inférieure à ce qu'elle est dans l'industrie ; les marchés mondiaux, excédentaires, tirent les prix vers le bas ; la chaîne est longue qui va du producteur au consommateur, et les transformateurs primaires ou secondaires, transporteurs et commerçants, etc., sont mieux rémunérés que le producteur initial ! La plupart des pays cependant ne veulent ni ne peuvent laisser leur agriculture dépérir. La difficulté à créer des emplois ailleurs, la crainte de la dépendance alimentaire, l'avantage en devises qui s'attache aux exportations s'ajoutent ici à la force d'intérêts électoraux bien établis, à la préservation d'équilibres économiques régionaux, à la défense de la nature, des paysages et de l'environnement. (…) Il n'y a guère de choix : on ne peut éviter une guerre commerciale sans merci, ravageuse pour les deniers publics, désastreuse pour la société rurale de tous les pays concernés, que par une négociation internationale audacieuse et de grande ampleur. La première condition, qui manque cruellement, en est l'intelligence. Qu'on me permette ici d'être plus péremptoire que je n'en ai l'habitude. Il faut :
Tout cela n'est possible qu'à condition de commencer entre les six grands exportateurs seulement. Ce n'est qu'après qu'il leur faudra se tourner vers les autres. Tout le monde y a intérêt. La seule victime en serait la tartufferie du discours libéral. On a déjà su, dans !'Histoire, négocier des traités aussi compliqués. (…) Voilà qui est vital. Mais cela ne saurait me faire oublier qu'il y faut du temps et que, dans l'intervalle, l’agriculture française doit être sauvée de la crise qu'elle subit. Trois pistes méritent, selon moi, d'être explorées à cette fin. On commence à peine à entrevoir l’importance des débouchés industriels, à usage non alimentaire, que peuvent trouver certaines productions agricoles. Pour n'en évoquer qu'un, nous saurions aujourd'hui, faire rouler nos voitures avec du carburant tiré de blé, de maïs ou de betterave distillés. C’est moins rentable que le pétrole et il faut un traitement fiscal différencié. Ce n'est pas simple, mais l'enjeu est d'importance. Il faut s'attaquer rapidement aux problèmes de ce type dont la solution ne peut qu'être communautaire. En second lieu, l'alimentation se diversifie à l'extrême, le consommateur cherchant toujours plus de qualité et de variété. La mode du fast-food et du hamburger est compensée de plus en plus par une alimentation festive de week-end. Légumes fins, fruits rouges, gibier d'élevage, les produits porteurs d'avenir se multiplient. Nous pouvons produire chez nous ce que nous importons massivement : viande de cheval, noisette, escargots, grenouilles, tomates, fleurs… Parfois, une politique intense de recherche de la qualité et d'information du consommateur est nécessaire. Elle peut être secondée. Bien des zones, enfin, se désertifient. Or, n'oublions jamais que Ia nature livrée à elle-même devient sauvage, peut même redevenir dangereuse. Il faut savoir identifier, distinguer et rémunérer le service que rend l'agriculture à la protection de nos paysages et de nos sites notamment là où se trouvent montagnes, collines ou marécages. Une grande politique forestière, dont on perçoit les implications économiques multiples, fait partie de cette orientation. Le champ des possibles est très vaste. Une chose est déjà certaine : dans une France debout, les agriculteurs ont leur place. Michel ROCARD Le Coeur à l'ouvrage Paris, 1987, Editions Odile Jacob/Seuil |
Michel Rocard et la cohabitation |
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La Vème République a expérimenté à trois reprises la cohabitation, c’est-à-dire un gouvernement et une présidence de bords opposés. Si la cohabitation a plutôt été appréciée par une opinion publique rêvant d’une concorde nationale transgressant le clivage droite-gauche, elle a laissé un goût plus amer au personnel politique, Michel Rocard en tête. La première cohabitation, même si elle a été envisagée très tôt par les politistes – Maurice Duverger en tête[1] – n’en a pas moins présenté une situation assez floue qui n’a pu se régler qu’au prix d’affrontements, parfois durs entre les deux têtes de l’exécutif, à l’image du refus de François Mitterrand de signer les ordonnances sur les privatisations.Pour Michel Rocard, la première cohabitation a surtout freiné son ambition présidentielle. Candidat pour l’élection de 1988, suite à sa démission du gouvernement en 1985, il se trouve marginalisé dans les sondages par le duel entre le Premier ministre Jacques Chirac et François Mitterrand. Il en sera de même pour l’autre chouchou des sondages d’alors, Raymond Barre. Le président de la République peut réaffirmer sa position de leader de l’opposition, tout en jouissant du confort de sa posture de président en exercice. La seconde cohabitation entre 1993 et 1995, Michel Rocard la connaît comme chef de file de l’opposition, après avoir pris la tête du PS en avril 1993. Il devient dès lors le principal opposant au gouvernement d’Édouard Balladur, conduisant notamment les manifestations contre la réforme de la loi Falloux voulue par le ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou. Il villipende aussi l’action libérale du Premier ministre de droite. Battu aux élections européennes de 1994, il doit à nouveau renoncer à une candidature présidentielle. Ayant peu exploré jusque-là le fonctionnement des institutions comme l’a fait remarquer Gérard Grunberg dans notre récent colloque – juin dernier à l’Assemblée Nationale – consacré à "Michel Rocard et le Parlement", Michel Rocard s’y intéresse plus étroitement après son éloignement du pouvoir. Après le temps de l’action vient le temps de la réflexion. Les constitutionnalistes de son entourage, notamment Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, vont en outre l’y pousser. Fervent soutien du passage au quinquennat en 2000, il publie aussi une tribune la même année appelant le gouvernement de Lionel Jospin à inverser le calendrier électoral pour éviter que les législatives de 2002 précédent la présidentielle. Intitulée « Voter la tête à l’endroit » et co-signée par Raymond Barre, la tribune des deux anciens Premiers ministres parue dans Le Monde sera finalement suivie d’effet puisque le gouvernement proposera aux parlementaires cette inversion du calendrier électoral. Ils voient dans l’élection présidentielle un véritable « ciment » pour la majorité parlementaire ensuite élue et considèrent que les élections législatives précédant la présidentielle signifierait la « paralysie du pays[2] ». Si cette position n’est pas complètement originale au sein du PS – l’inversion est majoritairement voulue par les dirigeants du PS, à quelques rares exceptions près comme Paul Quilès – elle souligne l’adaptation croissante des socialistes au jeu institutionnel de la Vème République[3], en particulier dans sa lecture présidentialiste[4]. La cohabitation avait en effet montré un autre visage de la Constitution, plus primo-ministériel et parlementariste comme l’a souligné Marie-Anne Cohendet dans sa thèse[5]. Avec le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, c’est désormais l’élection présidentielle qui prime et détermine largement la majorité parlementaire – même si l’électeur peut être taquin comme il l’a montré en 1988 et en 2022. La lecture présidentialiste de la Constitution l’emporte donc définitivement pour entrer dans ce que Nicolas Roussellier appelle « la Ve République quinquennale[6] ». Pour Michel Rocard ce n’était pas une nouveauté totale. Déjà du temps du PSU il s’était montré plutôt ouvert à la compétition présidentielle, contrairement à Mendès France, Defferre et même Mitterrand, à laquelle il a d’ailleurs concouru dès 1969. Dans sa note pour le PSU, « Socialisme et civilisation industrielle », en 1960, il ne montrait pas l’hostilité d’une grande partie de la gauche à l’élection présidentielle : « A cet égard, la communication directe entre l'opinion et un homme n'a pas que des aspects négatifs. Si les problèmes politiques sont clairement posés, si le choix présenté à l'opinion au moment d'une campagne électorale l'est clairement et si les deux hommes en présence s'opposent pour des raisons qui méritent que l'on choisisse entre elles, il y a amorce de démocratie directe[7] ». On peut toutefois se demander si cette présidentialisation du régime n’a pas diminué le rôle du Premier ministre ravalé au rang de « collaborateur » selon la formule de Nicolas Sarkozy à l’égard de François Fillon. Un Michel Rocard Premier ministre, avec une marge de manœuvre importante à l’égard du Président de la République, serait-il encore possible aujourd’hui ? Pierre-Emmanuel GUIGO Membre du Conseil scientifique de MichelRocard.org [1] Maurice Duverger, Échec au roi, Paris, Albin Michel, 1977.
[2] Le Monde, 18 novembre 2000.
[3] Gérard Grunberg, La loi et les prophètes, Paris, CNRS éditions, 2013
[4] Voir la contribution de Bernard Dolez, « Arx tarpeia capitoli proxima.
Lionel Jospin, la gauche plurielle et l’inversion du calendrier électoral » dans Pierre-Emmanuel Guigo et Thibault Tellier, La Gauche plurielle (1997-2002) Quelle place dans l’histoire de la Ve République ?, Paris, PUF, 2024, à paraître. [5] Marie-Anne Cohendet, La cohabitation, leçon d’une expérience, Paris, PUF, 1993.
[6] N. Roussellier, « La constitution de 1958 et le passage du temps », Le Débat 2018/4, n° 201, p. 128-138.
[7] Michel Rocard (sous le nom de Georges Servet). Socialisme et civilisation industrielle. Rapport pour la 6ème section du Parti socialiste autonome, 1960, p. 5
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Michel Rocard et l'immigration, par Simon Hirsch |
Preuve s'il en était besoin que la pensée et l'action de Michel Rocard offrent toujours des résonances actuelles, des étudiants continuent à s'y intéresser et à chercher, à la fois dans les archives et dans des sources plus accessibles, des éléments propres à nourrir leur réflexion. Nous sommes toujours heureux d'accueillir dans ces colonnes ces travaux universitaires. La célèbre phrase "La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde" a déjà été beaucoup commentée, mais Simon Hirsch, étudiant à l'université de Nantes, titulaire d'un master dont le mémoire était dédié au conflit Mitterrand-Rocard au sein du PS, la remet en perspective en s'appuyant aussi sur des archives inédites, dans la note que nous publions ci-dessous.
Le 4 février 1997, au cours d’un débat au Sénat portant sur une loi concernant l’immigration, voulue par la droite au pouvoir, Michel Rocard, devenu sénateur et l’esprit quelque peu en-dehors des contingences politiciennes, complète une énième fois sa pensée sur le sujet plus de sept ans après avoir prononcé pour la première fois sa phrase sur « la misère du monde[1]. » Bien qu’en désaccord avec ce projet de loi, il semble comprendre la doctrine du gouvernement, et en particulier du ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré, en tant qu’homme politique ayant déjà exercé des responsabilités élevées :
« Je suis prêt, quand je lis votre loi, avec laquelle je suis en très grave désaccord, à vous accorder le crédit que je m’accordais à moi-même lorsque je disais, en 1989, que "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, raison de plus pour qu’elle traite bien la part qu’elle se doit d’en accueillir[2]." » En citant la phrase dans son entièreté, il en profite pour revenir sur l’accueil politico-médiatique qui a été fait de celle-ci, il est vrai très souvent analysée uniquement sur sa première partie : « Cette phrase dont le contenu empirique semble peu contestable, quelle n’a pas été ma consternation de ne la trouver citée que tronquée et reprise en maintes occasions, par les orateurs du Front national qui m’engrangeaient dans leur délire ! Je la prononçais pourtant avec les meilleures intentions du monde "pas toute" n’a jamais voulu dire "pas du tout", et ma phrase, surtout citée complètement, me paraissait donc protégée de toute connotation xénophobe. D’autant qu’elle introduisait un discours consacré à la nécessité d’intégrer le plus complètement possible les immigrés dans la communauté nationale[3]. » Cependant, la phrase, prononcée dans ce sens-là, avec les précautions d’usage dans la seconde partie, était aussi destinée à donner des gages à la droite et au centre droit dans le cadre du gouvernement d’ouverture mené par Rocard. Il est tout de même conscient de l’échec communicationnel de cette phrase : « Il me faut admettre pourtant que cette phrase parlait faux, puisque Le Pen et les siens l’ont instrumentalisée à leurs fins propres[4]. » Rocard avait d’ailleurs ici plutôt vu juste car, depuis 1989, à chaque fois que la gauche veut se montrer ferme sur cette question (Manuel Valls) ou que la droite veut mettre en avant les contradictions de ses adversaires politiques, cette phrase est resservie à l’envi. Finalement, c’est dans sa conclusion que Rocard résume le mieux sa doctrine en matière d’immigration : « Il faut totalement abandonner la politique du tout ou rien en la matière. Nous n’avons pas le choix entre les portes grandes ouvertes ou les portes fermées. On peut, on doit ouvrir une porte exactement dimensionnée aux besoins et aux moyens de notre pays et l’adapter en permanence. Mais, il faut en finir avec ce fantasme irrationnel qui voit dans l’immigration une menace, et dans l’étranger un danger[5]. » Un an après son entrée en fonction au poste de Premier ministre, dans un texte intitulé « Histoire et projet du socialisme démocratique » et écrit de sa main, Rocard, au détour d’une phrase anodine, juxtapose, à l’aide de deux phrases, les termes « terrorisme » et « immigration » : « Le terrorisme, pour l’essentiel, nous vient d’ailleurs. L’immigration est le produit des insuffisances du développement[6]. » Ce rapprochement entre « terrorisme » et « immigration », bien que possiblement involontaire, intervient dans un contexte d’angoisse sécuritaire et de méfiance migratoire dans les années 1980. En effet, la France a été touchée de nombreuses fois, au cours de cette décennie, par des attentats meurtriers, liés à des revendications géopolitiques (Proche-Orient notamment). Puis, la droite au pouvoir (1986 – 1988) a mis l’accent sur une politique migratoire très contrôlée, illustrée par la loi Pasqua du 9 septembre 1986, limitant l’entrée et le séjour des immigrés en France. Puis, vient l’émission 7 sur 7 du 3 décembre 1989, au cours de laquelle il prononce ces quelques mots : « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […] mais pas plus[7]. » Cette déclaration, inspirée d’un discours tenu à la Cimade un mois plus tôt, se veut la preuve de la fermeté voulue par le nouveau gouvernement sur le sujet de l’immigration illégale. Elle se place dans un contexte de hausse électorale continue du Front national depuis 1983 et après deux ans d’un gouvernement de droite (1986 – 1988) qui a mis en avant une politique migratoire très contrôlée, illustrée par la loi Pasqua du 9 septembre 1986, limitant l’entrée et le séjour des immigrés en France. Le 7 janvier 1990, Rocard réaffirme sa nouvelle doctrine, cette fois-ci devant les parlementaires socialistes nés au Maghreb : « J’ai beaucoup réfléchi avant d’assumer cette formule. Il m’a semblé que mon devoir était de l’assumer complètement. Aujourd’hui je le dis clairement. La France n’est plus, ne peut plus être, une terre d’immigration nouvelle. Je l’ai déjà dit et je le réaffirme, quelque généreux qu’on soit, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde[8]. » Il faut quand même noter que, même après avoir quitté son poste de Premier ministre, Rocard garde une inclinaison méfiante vis-à-vis de l’immigration. Ainsi, quelques jours avant d’être élu premier secrétaire du PS, il reçoit une note de ses conseillers Éric Lombard et Axel Urgin, dans laquelle ces derniers dressent un tableau extrêmement négatif des nouvelles vagues migratoires, dans un contexte de hausse du chômage et de préoccupation sécuritaire en cette fin des années 1980 : « En matière de traitement de l’immigration, le postulat fondamental de l’extrême droite, d’une partie de la droite et ne nous cachons pas la réalité, d’une probable majorité de l’opinion publique, est que les immigrés de cette fin de XXe siècle, sont inassimilables par nature, du fait tout autant des caractéristiques culturelles qui leur sont prêtées, que de leur simple apparence physique ou de leur confession religieuse. Face à cela, la gauche n’a qu’un mot à la bouche, celui d’intégration, démonétisé et galvaudé s’il en est, qui insupporte les Français (comme d’ailleurs ceux de "solidarité" ou de "camp du progrès"). Outre les problèmes du vécu quotidien, il les insupporte parce qu’il sous-entend une démarche symétrique et de même nature de la part des immigrés comme des Français de souche et ils ressentent cette demande d’effort identique comme anormale et injuste. Ont-ils forcément tort et la logique d’une immigration réussie ce qui est la tradition française, n’est-elle pas celle de l’assimilation, ce qui renvoie […] à l’accroissement de la francité et non l’inverse[9] ? » Selon eux, la différenciation d’avec la droite sur le thème de l’immigration se fait grâce au principe même d’assimilation : « Le postulat d’assimilation recèle en lui-même un message fort de l’antiracisme, l’affirmation que les Français sont un peuple et pas une race, qu’on peut être Français dès lors qu’on se vit comme tel, quelle que soit la couleur de sa peau ou le Dieu qu’on prie[10]. » L’apport de cette note est à relativiser car ces mots n’émanent pas de Rocard lui-même mais de ses conseillers, dont on sait tout de même qu’il était proche dans la réflexion et dans son processus décisionnel. De plus, nous ne disposons pas de la réponse du principal intéressé. On peut aussi noter que le terme d’« assimilation », majoritairement employé par la droite, voire par une droite identitaire aujourd’hui, était moins marqué idéologiquement dans les années 1990. Simon HIRSCH, Université de Nantes [1] Émission 7 sur 7, présentée par Anne Sinclair, 3 décembre 1989.
[2] Archives nationales, Fonds 680AP/132, Discours de Michel Rocard au Sénat, 4 février 1997, p. 2 – 3.
[3] Archives nationales, Fonds 680AP/132, Ibid., p. 3.
[4] Archives nationales, Fonds 680AP/132, Ibid., p. 3.
[5] Archives nationales, Fonds 680AP/132, Ibid., p. 18 – 19.
[6] Archives nationales, Fonds 680AP/21, Texte intitulé « Histoire et projet du socialisme démocratique », 11 juillet 1989, p. 4.
[7] Guigo Pierre-Emmanuel, Michel Rocard, Paris, Perrin, 2020, p. 221.
[8] Guigo Pierre-Emmanuel, Michel Rocard, Ibid., p. 221.
[9] Archives nationales, 680AP/15, Note d’Éric Lombard et Axel Urgin à Michel Rocard et ses conseillers, 22 mars 1993, p. 4.
[10] Archives nationales, 680AP/15, Ibid., p. 4 – 5.
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