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Une Europe planificatrice : Mario Draghi inspiré par Michel Rocard ? |
Début septembre, Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne et ancien Président du conseil italien, remettait un plan économique majeur à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Il y proposait un endettement de l'Europe en tant qu'institution, au lieu des Etats qui la composent, afin de lancer des grands chantiers d'investissement, notamment dans les énergies renouvelables et les nouvelles technologies. Mais cela appelle préalablement un renforcement de l'union économique, notamment sur le plan bancaire et des prises de décision plus systématiques à la majorité. Le rapport a depuis fait couler beaucoup d'encre et grincer des dents en Allemagne où la question de la dette est toujours sensible, depuis au moins la République de Weimar. Michel Rocard aurait à coup sûr salué cette prise de risque de l'ancien dirigeant italien, tant ce point de vue rejoignait celui de ses derniers écrits. Dans Suicide de l'Occident, suicide de l'humanité ?, il avait d'ailleurs rendu hommage à l'action de Mario Draghi comme président de la BCE : "Je ne peux que saluer le courage, l'imagination et la compétence des deux présidents successifs de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet et Mario Draghi. Ces deux hommes ont su, toujours aux limites de leur mandat, déminer la crise de l'euro et parer effectivement aux menaces de défaut de paiement pouvant avoir des conséquences déflagratoires. Ils l'ont fait parce qu'ils étaient beaucoup plus conscients que n'importe quel dirigeant national du risque mondial que représentait une implosion possible de l'euro, détonateur à l'effondrement total du château de cartes. Pourtant Mario Draghi est inculpé devant la Cour suprême fédérale allemande !" Les idées de Mario Draghi se trouvent déjà en germe chez Michel Rocard. Ainsi, en 2014, l'ancien Premier ministre français avait proposé à François Hollande et Manuel Valls un "sauvetage au milieu de la tempête", afin de sortir, grâce à l'endettement européen les Etats d'une situation très préoccupante. En 2016, dans son dernier livre, Suicide de l'Occident, Suicide de l'humanité ?, il écrivait : "La crise pourrait être surtout l'occasion, pour l'Europe, de sortir du marginalisme budgétaire. Avec un budget limité à 1% de son PIB, l'Union européenne ne peut guère peser quoi que ce soit, ni influer sur les tendances conjoncturelles et moins encore mettre en oeuvre des politiques puissantes et efficaces en matière sociale, écologique ou autre. Si l'Europe continentale – la zone euro en fait – acceptait de se doter d'une vraie supranationalité pour des raisons bancaires et monétaires, il est fort évident qu'elle n'en limiterait pas l'usage aux seules opérations de court terme. Une fiscalité européenne deviendra alors aussi possible qu'elle est nécessaire, l'immense chantier des énergies renouvelables des infrastructures écologiques, de la taxe carbone, etc. enfin traitable à l'échelle européenne qui est son niveau de pertinence." Face à la réaction plutôt hostile de l'Allemagne au rapport Draghi, on peut là aussi retrouver le regard éclairant de Michel Rocard en 2016 : "Au sein de l'Union européenne actuelle, il suffit de l'absolue rigidité du gouvernement allemand, et notamment de la chancelière Angela Merkel, pour obliger, à travers des règles européennes écrites avant que la crise ne dévoile toute son intensité, plus d'une douzaine de gouvernements à réduire leur protection sociale quand le besoin s'en accroît, et à s'interdire toute politique puissante d'investissement publics pour affronter la menace écologique et préserver ce que l'on peut de croissance." |
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Michel Rocard, une référence pour l'avenir, par Jean-Pierre Balduyck, ancien député-maire de Tourcoing |
Issu de l'immigration flamande, je suis né à Tourcoing, d'une famille qui choisit cette ville tant l'emploi était important dans l'industrie textile à l'époque.
En 1956, avant mes 15 ans, je commence mes vingt ans de salarié. Très vite, la JOC m'accueille et m'épaule dans un cheminement jusqu'à la responsabilité de dirigeant national, après deux ans d'un service militaire difficile. Depuis 1965, je milite naturellement à la CFDT. En mal 1968, nous participons à la grève avec des objectifs précis : la retraite à 60 ans, l'heure d'information syndicale, l'augmentation des salaires. Mon employeur déclare alors qu'II appliquera les lois qui encadrent toutes les entreprises. Je décide de militer au cœur d'un projet politique. Pour moi, la seule adhésion possible â un parti politique élait le PSU, avec Michel Rocard. En effet, Il était contre la guerre d'Algérie et son action correspondait à un idéal que j'aimais et auquel j'adhérais. Je participe alors à la création de la section de Tourcoing. Les Assises du socialisme impulsent dans le Nord une dynamique qul se concrétise par mon élection à la mairie de Tourcoing, Elu maire pendant trois mandats, avec mon profil de rocardien qui convient à l'attente des citoyens. Au niveau de la fédération du Nord, je cite souvent Umberto Battist, militant exceptionnel toujours dans nos mémoires. Dans nos rencontres nationales, certains camarades m'interrogeaient sur la qualité de l'accueil dans l'importante fédération du Nord du Parti Socialiste. Réponse : excellente ! Pierre Mauroy répétait avec la force qui le caractérisait que le rassemblement avec nous était la condition incontournable â notre possible victoire. Michel Rocard garde dans l'opinion une image d'une action importante impulsée par un idéal de sincérité et d'honnêteté. Je ne manque pas l'occasion de citer l'exemple des événements de la Nouvelle-Calédonie. Pour s'habiller d'une image de fermeté, un ministre avait envoyé dans une grotte appelée "Ouvéa" des gendarmes dans un assaut qui provoquera des morts prévisibles. Plus récemment, les actions du Président et de son ministre de l'Intérieur amenèrent des violences urbaines non terminées et le retrait d'une loi illustrant cet échec. Michel Rocard, lui, avait choisi la concertation qui, dans un dialogue sans violence aucune. permit une avancée sereine. Je pense que l'avenir de notre idéal socialiste dépend de notre capacité à amplifier la conception rocardienne de l'engagement politique. Jean-Pierre BALDUYCK, Maire honoraire de Tourcoing Ancien député du Nord Photo : Jean-Pierre Balduyck, avec Michel Rocard et Pierre Mauroy (DR) |
Notre dossier : Michel Rocard et le Québec
Les liens de Michel Rocard avec le Québec relèvent d'une histoire au long cours, puisqu'ils remontent aux temps du PSU. Ils se sont poursuivis et amplifiés à partir de la fin des années 70 comme le retracent les différents témoignages que nous publions ici. Tout d'abord celui de Madame Louise Beaudoin, ancienne ministre, notamment des affaires internationales du Québec, vice-présidente de la fondation René-Lévesque, que nous remercions sincèrement de sa disponibilité. Mais aussi à travers deux discours de Michel Rocard, l'un datant de 1993 pour le vingt-cinquième anniversaire du Parti Québécois et l'autre de 2001, quand il se vit remettre la décoration d'officier de l'Ordre national du Québec. La trame de ces propos, renvoyant aux questions majeures de l'identité, de la culture, de la souveraineté et de l'indépendance, n'est pas sans résonance avec d'autres questions brûlantes de notre actualité.
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Michel Rocard et le Québec : le témoignage de Louise Beaudoin |
À l’exception du Général de Gaulle peu d’hommes politiques français ont compté autant pour le Québec, en particulier pour les indépendantistes. Tout commence en juin 1972 alors que René Lévesque, président du Parti Québécois, qu’il a fondé quatre ans plus tôt, entreprend une tournée européenne axée principalement sur la France. M. Lévesque est accompagné par Bernard Landry, futur premier ministre (2001-2003) et par moi-même. Le voyage est organisé par François Dorlot, étudiant franco-québécois à Paris, qui deviendra mon conjoint. Lévesque rencontre Rocard dans ses bureaux du PSU. Première rencontre déterminante pour la suite car les deux hommes s’estiment immédiatement et se comprennent sans peine, se définissant tous les deux comme progressistes et réformistes. Cinq ans plus tard , à la suite de la victoire du Parti Québécois (1976), lors de l’un de mes séjours en France à titre de directrice de cabinet du ministre des Affaires intergouvernementales, Rocard m’invite à déjeuner à Conflans-Sainte-Honorine dont il est maire. S’en est suivi quarante années d’une amitié sans faille. Rocard s’intéressait au Québec et au Parti québécois en raison, durant nos deux premiers mandats (1976-1985), de nos politiques sociales-démocrates audacieuses, notamment, en matière de protection du territoire et des activités agricoles, de financement des partis politiques, de loi anti-briseurs de grève, etc. Il louera aussi le dynamisme du secteur de l’économie sociale et solidaire ainsi que de celui des coopératives, incarné principalement par le Mouvement Desjardins, et portera le plus grand intérêt au Fond de solidarité des travailleurs, qui fait appel à l’épargne des travailleurs pour accompagner les entreprises, créer des emplois et en maintenir. Le Fonds, créé en 1983, émanation du plus grand syndicat québécois, la FTQ, est devenu au fil des ans un acteur essentiel du développement socio-économique du Québec. Les épargnants bénéficient de la part du gouvernement québécois de crédits d’impôt. Rocard nous donna son appui lors du référendum portant sur la souveraineté-association (1980) mais aussi l’une des meilleures répliques à l’un de nos principaux adversaires, Robert Bourassa. Celui-ci, ancien premier ministre libéral (1970-1976) (1985-1994), affirmait sur toutes les tribunes que le projet du PQ allait à contresens de l’Histoire en donnant en exemple la construction européenne. Michel Rocard, à ma demande, accepta de nous envoyer une note de dix pages (reçue en août 1979) dont nous nous inspirerons grandement dans nos documents explicatifs lors de la campagne référendaire. Rocard démontrait dans son texte qu’il n’y avait aucune contradiction entre notre projet de souveraineté-association et ce qui se faisait, à l’époque, en Europe. Cette note manuscrite n’avait pas été rédigée pour publication, elle le fut malencontreusement par M. Bourassa à qui je l’avais envoyée, espérant ainsi sinon le convaincre du moins le neutraliser. Erreur funeste. C’est ainsi que Michel Rocard devint un des acteurs de cette campagne référendaire perdue (60% vs 40%). Il assuma.. Cette note se terminait ainsi : « M. Bourassa a raison de s’intéresser à l’Europe, il est dommage qu’il n’ait cru devoir relever que tout ce qui s’y passe confirme, pour autant qu’un raisonnement par analogie puisse être pertinent, la justesse du choix proposé par le Parti Québécois non seulement à la population du Québec mais aussi au Canada anglophone tout entier». Suite à l’échec référendaire il écrivit d’ailleurs à M. Lévesque une très belle lettre personnelle dont voici un extrait : « Vous avez déjà mesuré que l’avenir du Québec dépend des Québécois seuls. Mais cela n’enlève rien ni aux sentiments personnels ni à l’approbation que beaucoup d’entre nous portent à votre cause.» Ce sera son credo jusqu’à la fin de ses jours, répété à tous les chefs du Parti Québécois. Il s’impliquera aussi lors du référendum de 1995 dans la perspective, cette fois, de favoriser la reconnaissance internationale d’un éventuel Québec souverain. Ce second référendum sera perdu de justesse (50.58% pour le NON, 49.42% pour le OUI) avec un taux de participation de 93%. Michel Rocard a incarné, à un moment précis de notre Histoire, la relation politique la plus fructueuse entre le Québec et la France. Louise BEAUDOIN,Ancienne ministre, Vice-présidente de la Fondation René-Lévesque
Photo : Louise Beaudoin à Paris en 2004, lorsque Jean-Louis Debré lui remet les insignes de commandeur de la Légion d'honneur, en présence de Michel Rocard et de Philippe Séguin (DR) |
Discours de Michel Rocard pour le 25ème anniversaire du Parti Québecois (1993) |
Ainsi, mes amis, collectivement vous avez 25 ans. Bon anniversaire, ou plutôt comme vous dites ici, bonne fête. 25 ans, c’est un bon âge. C’est même le meilleur pour fonder un foyer. Que la population québecoise vous choisisse, et vous fonderez le foyer national, le Québec souverain. Vous le ferez sous votre seule responsabilité. Toute pression, toute ingérence extérieure serait en tout état de cause discourtoise, probablement contreproductive, et sûrement un affront pour la fierté que vous mettez dans la double affirmation de votre liberté et de votre sens des responsabilités.
Tout cela n’empêche pas l’amitié. Vous avez, mais vous aurez plus encore dans l’avenir proche, besoin d’amis. Vous en avez. Nous en sommes. Pour ne parler que de la France, heureusement pas seule présente ici, deux des grands partis qui animent la vie démocratique dans notre pays sont présents à vos côtés. C’est déjà le signe que vous n’aurez à subir en rien les conséquences de nos débats internes. Mais vous mettez en outre une attention si vigilante à l’égalité de traitement entre nous qu’elle en devient séductrice. J’ai souri hier soir en découvrant le signe le plus modeste, mais le plus subtil que je ne connaissais pas encore : vous vous adresseriez les uns aux autres vous appelant compagnons, que le socialiste que je suis y aurait vu un peu d’excès dans la fidélité qu’on comprend que vous témoigniez au Général de Gaulle. Vous vous appelleriez camarades que mon cœur aurait battu plus fort, mais vous auriez créé de la distance avec d’autres qui sont aussi vos amis. Mais c’est : chères militantes, chers militants. Vous saluez ainsi d’abord la fermeté de l’engagement et des convictions avant même de traduire par un mot la solidarité qui en découle. L’amitié ne s’accommode pas de motif troubles, sinon elle s’évanouit quand on a besoin qu’elle se traduise en actes… Comme notre histoire commune est lourde, il importe là-dessus d’être clairs. Vous nous appelez "maudits français" pour sanctionner une longue indifférence. Mais c’est vous, par la qualité de votre combat, qui aurez réussi à tuer cette indifférence. Je crois pouvoir vous rassurer : les raisons qui vous faisaient nous maudire ont disparu. Nous aussi, nous avons changé. Je parle au nom d’hommes et de femmes pour qui l’attitude coloniale est le type même de ce qu’ils combattent, c’est-à-dire la domination illégitime d’une communauté humaine sur une autre. Nous serons les premiers et les plus attentifs à respecter votre souveraineté si décidément vous l’établissez. Quant au combat contre l’homogénéisation culturelle du monde, c’est en faisant l’Europe que nous le mènerons, pas par personne interposée à travers vous. Non. Si l’amitié renait entre nous, c’est parce que vous le méritez. Fermement démocrates, vous êtes un des premiers cas au monde où une grande cause, puis un grand parti, le vôtre, ont su refuser absolument que la défense d’une identité culturelle nationale bafouée se fasse par le recours à la violence. D’où notre admiration. Puis dans votre déjà long combat, vous avez connu la défaite, des défaites. Vous les avez vécues dans l’honneur, d’où notre solidarité. Il nous a fallu vous dire que pour nous les Canadiens anglophones ne sont pas des ennemis. Vous l’avez compris. D’où notre estime. Et puis vous avez su dire votre cause par la chanson, la poésie, la littérature, et nous avons commencé à être émus, complices. Si tout cela ne fabrique pas de l’amitié, c’est que les mots n’ont plus de sens. Et l’amitié des peuples francophones est une des richesses du monde. La contribution que vous pouvez lui apporter est considérable. C’est donc avec une joie toute particulière que je vous souhaite bonne fête et bon vent. |
Discours de Michel Rocard à l'occasion de la remise de décoration d'officier dans l'Ordre national du Québec (2001) |
Monsieur le Premier ministre et cher Bernard,
Madame la ministre et chère Louise, Mesdames, Messieurs, Ce n'est pas ma première décoration étrangère que j'ai reçue aujourd'hui. Mais c'est assurément celle qui m'aura donné le plus de plaisir et d'émotion. C'est donc du fond du cœur que vient ce remerciement, dont je me suis laissé dire que vous en attendiez l'explication des raisons d'une attitude que vous avez vite ressentie comme un peu inhabituelle, différente en tous cas de celle que vous connaissez chez la plupart des Français. Ma découverte du Québec est relativement récente, puisque mon premier voyage remonte, si ma mémoire est exacte, à novembre 1978. Quarante-huit ans, c'est un peu tard pour les grandes émotions de l'adolescence qui vous marquent une vie. Et pourtant, rarement découverte d'une contrée étrangère m'aura autant concerné, passionné, et conduit à m'engager. Mais cela tient sans doute à ce que j'ai ardemment désiré ce contact avec votre terre et votre culture parce que j'y étais intellectuellement préparé. Pardonnez-moi dès lors de consacrer quelques instants à décrire ma démarche dans laquelle le Québec n'a sa place au début que de manière implicite. (…) Bien entendu, au cours de ces quelques vingt-cinq ans de vie publique, j'ai lu sur le Québec. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que mes premières réactions étaient d'irritation, voire de vraie colère, à l'égard non pas du Québec ou des Québécois, mais de leurs zélateurs chez nous, ces défenseurs de la France éternelle, nostalgiques d'un empire défunt, que nous avions pour la plupart trouvés en face de nous dans les guerres d'Algérie ou d'Indochine, et qui pour la plupart n'avaient rien compris ni à la régionalisation, ni à l'immense aventure européenne, clé de notre avenir mais qui n'est pas mon sujet d'aujourd'hui. Mais j'en ai assez dit -voire peut être un peu trop- sur ma propre grille d'analyse pour que vous compreniez immédiatement que bien loin de m'éloigner de ces francophones d'Amérique aux compagnonnages douteux, j'ai vite senti et compris, qu'ils étaient en vrai danger de disparition, que cela pouvait les rendre fous, et qu'ils avaient besoin d’urgence d'une solidarité intellectuelle plus authentiquement désintéressée. C'est dans cet état d'esprit que j'apprends l'épisode du « Vive le Québec libre !». Comme vous tous, j'ai joyeusement fait avec les conséquences, mais je vous dois l'aveu que ma première réaction ne fut pas favorable. Qu'allait-il faire en cette galère ? De quoi se mêlait-il ? Il me semblait évident qu'une connotation internationale trop forte ne pouvait que compliquer et affaiblir la cause québécoise, et qu'une dramatisation excessive ne pouvait que contredire la lente construction de légitimité qu'avaient entreprises d'abord le Parti Libéral avec Monsieur Lesage, puis plus tard l'Union Nationale avec Daniel Johnson au cri révélateur de « Égalité ou Indépendance ». Bref tout cela m'intéressait fort. Je voyais au Québec quelque chose qui avait d'évidents rapports avec ce à quoi nous avions échappé d'assez peu en Bretagne ou en Alsace, et que je voyais se dérouler gravement en Irlande du Nord, en Belgique, en Corse ou au Pays basque. Pourquoi ne pas le dire, pour moi dès cette époque, les conditions identitaires et institutionnelles de la paix civile et sociale primaient sur le culte des frontières héritées de l'histoire. Se développait en moi l'envie forte d'aller découvrir le Québec pour voir de plus près ce qui s'y passait. J'étais secrétaire national du Parti Socialiste, et j'apprends en 1976 que le prochain Congrès de l'Internationale aura lieu à Vancouver début novembre 1978. Une forte délégation se prépare, conduite par François Mitterrand lui-même. Je demande à en être. On prévoit de faire escale au Québec à l'aller. Mais mes rapports avec le Premier secrétaire n'étaient guère excellents et ma grille de lecture de ce que nous allions découvrir était à l'évidence antagonique avec celle de l'essentiel de la future délégation. Je rêvais d'une découverte en solitaire mais n'en avais pas les moyens. C'est sur ces entrefaites que, déambulant un jour du printemps 1977 à l'Assemblée nationale de l'hémicycle à mon bureau, je croise dans les couloirs mon camarade Michel Suchod, un nationaliste jacobin charmant mais pur jus. Nos rapports étaient distants. Il était accompagné d'une superbe créature, dotée non seulement d'un physique à déstabiliser tout mâle hétérosexuel normalement constitué, mais d'un regard dont le sourire ravissant avec une légère pointe de sarcasme ne faisait que souligner l'acuité. On me présente : « Madame la directrice de cabinet du ministre des Affaires intergouvernementales du Québec ». Émotion. J’entends : « Tiens, Monsieur Rocard, j'ai beaucoup entendu parler de vous. Il faut venir au Québec !». Je dis mon projet et mon souci. Réponse :« Qu'importe. Au contraire, vous découvrirez mieux seul. On s'en occupera ». - Louise, puisqu'il s'agit d'elle, savait déjà qu'une mission internationale l'appellerait hors du Québec au moment de mon voyage. Il importait de faire mieux connaissance. Elle vint à Conflans un matin, et stupéfia tout mon bureau municipal par la rapidité avec laquelle, en moins d'une dizaine d'heures elle avait tout compris des structures et de la dynamique d'une municipalité réformatrice avant la décentralisation. Mon voyage se fit comme prévu, trois jours, tout seul au retour de Vancouver. Ce fut un éblouissement. Je vouais aux gémonies les mânes de Louis XV, m'attristait sur les malheurs de Montcalm, comprenais pourquoi nous étions les maudits français et découvrais, de repas en repas, vos poètes, vos chanteurs, vos historiens. C'était le choix judicieux. Les politiques ne font que rendre possible ce que les intellectuels construisent. Gérald Godin et sa compagne, Pauline Julien, Gaston Miron et Yves Michaud furent le temps d'une soirée de merveilleux éveilleurs de Québec, et certains devinrent des amis. Louise avait bien fait les choses, et je crois bien que Jacques Jolicoeur était déjà l'infaillible organisateur de ce qui fut une longue fête. Je bavardai longuement avec Claude Morin, assez pour confirmer mes intuitions et pour qu'émerge une vraie sympathie. Une seule fausse note cependant. Lorsque, un peu ému tout de même - je n'étais qu'un modeste député d'opposition n'ayant jamais gouverné - je suis présenté au Premier ministre René Levesque et lui dis : « Monsieur le Premier ministre, c'est un honneur pour moi de faire votre connaissance », il part d'un gros rire et me réponds : « Comment, vous ne souvenez pas, c'est moi qui suis allé vous interviewer pour le Devoir au PSU, en pleine guerre d'Algérie ... » Honte, honte. Mon cher Bernard, je ne sais plus si c'est au cours de ce voyage-là ou du suivant que nous fîmes connaissance. Bref le Québec était entré dans ma vie. Il y est resté. Je ressassais ces superbes souvenirs et lisais beaucoup, par exemple : « La grosse femme d'à côté est enceinte » de Michel Tremblay, ou « les Fous de Bassan » d'Anne Hébert, et surtout mon préféré « Menaud Maître Draveur » de Félix Antoine Savard, lorsque vers juin 1980 je reçus une lettre de Louise me passant une commande de Claude Morin : « Michel, aide-nous. La campagne du referendum est intense, le débat va au fond. Nous avons réponse à tout sauf à un argument : pourquoi voulez-vous séparer alors que l'Europe répond aux besoins du monde moderne en donnant l'exemple inverse, elle se regroupe et s’unit ? Que répondrais-tu ? » Je me revois en juillet 1980, dans ma petite maison de Bretagne, devant un paysage de rêve, écrivant fiévreusement douze pages pour expliquer à quel point les autorités publiques ont besoin, lorsqu'elles ont des décisions lourdes à prendre pour préserver l'avenir et surtout si ces décisions touchent à la souveraineté, d'un enracinement profond dans l'identité collective, seule légitimation solide de cette souveraineté. Tous les conflits inter-régionaux de l'Europe, qui en est fertile, y passaient. Et j'envoie ce factum à Claude Morin, via Louise. Elle est tout entière dans ce qui suit. Aussi généreuse qu’intelligente, elle perçoit vite qu'il peut y avoir dans ces réflexions le fondement intellectuel d'une vraie légitimité bipartisane à l'aspiration du Québec à la souveraineté, et elle transmet la note à Robert Bourassa. Mais lui, moins intello et plus filou, la donne à la presse. Tremblement de terre. Le débat en Chambre est violent et dure deux heures. J'ai toujours la bande. Quant à la presse, entre les « unes », les photos et les commentaires, elle me fit une campagne de pub calibrée à plusieurs centaines de millions de dollars. J'ai signé beaucoup d'autographes au coin des rues pendant mes voyages ultérieurs au Québec. C'était parti. J'ai du vous visiter cinq ou six fois, toujours avec le même plaisir de la découverte. Quelques souvenirs pour finir. Mon second voyage fut officiel : j'étais ministre de l’Agriculture, et vins négocier un bon accord de partenariat de recherche avec l'inoubliable Jean Garon. Au-delà d'une belle tournée en hélicoptère sur les terres agricoles qui bordent le Saint-Laurent, cela me valut le passage par Ottawa. Je me revois à la table de Pierre-Eliott Trudeau, lui contant la violence des drames linguistiques en Europe et soulignant l'admirable manière dont le PQ avait récusé tout recours à la violence et répudié par-là l'héritage du FLQ. Le nom de Pierre Laporte était dans toutes les mémoires. Mais rien n'y fit, l'immense intelligence de Trudeau n'était pas ouverte à une réflexion sociologique sur l'identité du Québec et les besoins de sa traduction institutionnelle. J'assistais un jour à un Congrès du PQ où vous avez ovationné mes vœux de bon anniversaire. Il faut évoquer aussi vos voyages à Paris, Bernard ou Louise, et l'entremise de Patrick Peugeot, grâce à quoi je restais informé en temps réel de toutes vos vicissitudes. Comment ne pas rappeler non plus l'immense rigolade de cette soirée consacrée avec Jacques Parizeau à échanger des anecdotes sorties de l’œuvre de Jacques Perret, ou le piano de Francine Jolicoeur et la surprenante chorale que nous avons composée un soir. Comment ne pas évoquer enfin, Monsieur le Premier Ministre et cher Bernard, cette balade à la voile sur le Saint-Laurent où tu barrais délicatement pendant que Louise et moi rêvions en regardant le fleuve. Il me faut cependant terminer sur un aveu triste. C’est pendant que j’étais Premier ministre que fut interrompu le rituel du voyage annuel des Premiers ministres du Québec et de France l’un chez l’autre. Monsieur Bourassa a eu peur que les Indiens ne me fassent des misères. Après le coup de tonnerre de la note sur le Québec et l'Europe, j'ai eu du mal, chez vous, devant votre presse, à revenir à la ligne que je m'étais choisie. Le Québec n'a surtout pas besoin d'intervention internationale. Il a simplement besoin qu'on le comprenne. Tu te souviens Louise, de nos démarches auprès des chefs de Parti de l'Internationale Socialiste, notamment Senghor, qui n'était pas le plus facile, ou auprès de la Commission Européenne et de quelques états membres. Le choix du suffrage universel pour consacrer un jour la souveraineté et en négocier l'aménagement correct avec le voisin canadien ne peut pas être celui de la soudaineté ou de la rupture. C'est celui de la progressivité, confortée par la qualité du gouvernement. Je ne démordrai pas de l'étapisme, et je crois que mes amis Pierre Marc Johnson et Lucien Bouchard le comprenaient aussi de la sorte, sans oublier bien sûr toi-même, Monsieur le Premier ministre. Quant à la France, il me semble qu'elle a quelque mal à s'en tenir à la bonne orientation : non-ingérence, non indifférence, avec la même énergie dans chacun des deux termes. Même souhaitée ou rêvée par quelques-uns, l'ingérence n'a ni sens ni opportunité, et notre Quai d'Orsay y a toujours veillé. Nous avons besoin de bonnes relations avec le Canada fédéral et nous les avons. Mais de là à l'indifférence, il n'y a qu'un pas, trop souvent franchi. C'est même le principal danger actuel de nos relations. C'est pourquoi j'ai eu tant de plaisir, quitte à être un peu longuet, à saisir l'occasion que vous m'avez donnée, pour préciser le sens que je leur vois. Merci. |
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