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L'association MichelRocard.org souhaite à toutes les lectrices et à tous les lecteurs de "Convictions" une bonne et heureuse année 2025
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EDITORIAL : Gouverner, métier impossible ? |
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En mai 2004, la revue Les Carnets de psychanalyse avait sollicité trois personnalités pour commenter, chacune de son point de vue, la phrase de Freud qui caractérisait trois "métiers impossibles" : gouverner, éduquer, psychanalyser, dans la mesure où, d'emblée, on peut être assuré qu'ils obtiendront au mieux, selon Freud, "un succès insuffisant". Michel Rocard avait accepté de traiter le thème : "Gouverner, métier impossible".
Trois ans plus tard, cette contribution est rééditée, accompagnée de celle d'un père jésuite (Paul Valadier) et d'un philosophe, ancien ministre de l'Education nationale (Luc Ferry). Dans son texte, Michel Rocard décortique huit causes qui justifient l'assertion de Sugmund Freud : l'étanchéité entre la pyramide ascendante (celle de la légitimité par le suffrage) et de la pyramide descendante (celle de l'administration des choses), l'incompatibilité entre les critères de sélection d'un bon candidat et les critères de réussite d'un bon gouvernant, l'impossibilité d'un succès complet puisqu'il subsistera toujours une opposition, la différence fondamentale entre la culture de la victoire et celle du compromis, la problématique de la durée, celle du visible et non-visible, du simple et du complexe, et enfin les effets pervers de la transparence. Dans les temps incertains que nous traversons, il nous est apparu intéressant de relire ce que Michel Rocard écrivait à propos de la victoire et du compromis. Nous l'offrons comme cadeau de Noël à M. François Bayrou. Victoire ou compromis
Je veux parler (...) de la différence majeure entre la victoire et le compromis. Gérer une communauté humaine n’est pas calme, et moins encore consensuel. Aussi bien le vocabulaire politique, tout spécialement mais pas seulement celui qui concerne les campagnes électorales, est-il plein d'images et de métaphores guerrières. Nombreuses sont les coalitions qui se regroupent en fronts, les activistes sont des militants, tout projet de réforme est l'engagement d'un combat, etc. De fait, extrêmement rares sont les décisions politiques qui ne lèsent pas quelques intérêts et peuvent donc rallier l’unanimité. La création du Revenu minimum d’insertion fut de celles- ci. La plupart du temps, il faut trancher entre des intérêts contradictoires, qu’ils soient matériels ou symboliques. Il y a donc bien combat, ce n'est pas qu’une affaire de métaphore. Le prestige, le charisme, et en fait l’autorité d'un dirigeant politique, auront donc quelque relation avec les victoires qu'il aura ou n’aura pas remportées dans le parcours que représente sa biographie.
Ce que je soutiens ici se vérifie de manière particulièrement exemplaire dans le cas de certains destins. Qu’il s’agisse de Winston Churchill, de Charles de Gaulle ou de Dwight Eisenhower, les responsables politiques qui avant de l’être, ou dans leurs fonctions, ont commandé en guerre et remporté la victoire, en ont tiré durablement une légitimité extrêmement forte. Cela tient non seulement au fait de la victoire remportée, mais aussi à ce qu’en temps de conflit grave et de guerre le choix est simple. On sait où est le bien, avec les siens et derrière le chef, et où est le mal, chez l’autre. Il n’y a ni hésitation ni espace de compromis. La légitimité du chef victorieux est aussi solide que la solidarité des combattants.N'oublions pas que le mot de victoire décrit une situation, dans laquelle les objectifs poursuivis ont été imposés contre leur consentement à ceux qui ne les partageaient pas, et après laquelle il est impossible à ces opposants de rouvrir le combat. La victoire s’oppose au compromis, qui, lui, suppose un accord négocié avec les opposants, et une réalisation partielle seulement des objectifs poursuivis, au prix supplémentaire fréquent de concessions significatives aux objectifs de l’opposant. La victoire, à l’évidence, est créatrice d'admiration et de respect, toutes conditions constitutives du charisme, du moins dans le camp des partisans. Le compromis, au contraire, est incapable par nature de susciter l’enthousiasme, il appelle plutôt le scepticisme, et s'il rallie l’accord ce sera après analyse et évaluation, rarement par admiration. Or, si les situations de guerre se concluent souvent par des victoires, les situations politiques généralement pas. Dans nos sociétés démocratiques complexes, il est d’abord rare que les rapports de forces politiques sur une question controversée permettent une victoire complète. De plus, en démocratie, on ne tue pas l’opposant. Donc on le retrouvera après la bataille en cours. Cela implique qu’il y a un certain niveau de pression, d'agression contre les intérêts de l’opposant ou les symboles qu’il respecte, au-delà duquel la puissance de la colère suscitée pourra se révéler contre-performante, voire dangereuse. Il sera parfois sage de compromettre. Or nos cultures politiques occidentales ne traitent pas le compromis avec la noblesse qu'il mérite. Il est en fait la vraie alternative à la guerre. Or, on blague sur le flou de la distinction entre compromis et compromission, alors qu’il y a entre les deux une différence éthique majeure, on plaint le destin d'un gouvernant qui n’a à son actif que des compromis, et l'ensemble des activistes, des militants, de toutes les forces politiques connues n'aspirent qu'à des victoires. Le compromis, en revanche, ne rallie que des coalitions incertaines. Il rassemble davantage des intérêts que des enthousiasmes, et son succès peut appeler l'approbation, jamais l’émotion. De ce fait un gouvernant qui de toute sa vie politique n’aura jamais connu de crise grave, ce qui est le cas de l’essentiel des gouvernants occidentaux aujourd'hui, n’aura pu collecter derrière lui qu'une légitimité incertaine, assurément peu porteuse de charisme. Il y a quelque chose de frustrant dans le caractère incomplet, amputé, des légitimités démocratiques de temps de paix. Cela rejaillit naturellement sur l'autorité des intéressés et la puissance convaincante nécessairement limitée de leur discours et de leur action : on retrouve Freud, l’assurance d'insuccès n'est pas loin. Michel ROCARD |
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Dans le sillage de Tony Dreyfus, par Jean-Etienne Giamarchi |
Jeune avocat, j’entrais comme collaborateur au cabinet de Tony Dreyfus en 1983. J’y deviendrai associé et y demeurerai jusqu’à sa disparition quarante ans plus tard. C’est dans le sillage de Tony Dreyfus que s’inscrit mon modeste parcours rocardien. La gauche était alors au pouvoir et le courant rocardien tissait ses liens à travers les clubs « Convaincre » que gérait Catherine Le Galiot au siège de la rocardie 266 Boulevard Saint Germain. J’apportais là ma contribution comme je le ferai plus tard, après les années Matignon, avec Guy Carcassonne. J’y reviendrai.
1.- Matignon, c’est là que j’eu mon premier vrai contact avec Michel Rocard. Je l’avais croisé auparavant au 266, mais la Corse nous rapprocha peu après son arrivée rue de Varenne. Alors qu’il pensait que la trêve décrétée par le FLNC le 31 mai 1988, puis prolongée à l’automne, donnerait un peu de répit dans les affaires de l’île à son gouvernement mobilisé en Nouvelle-Calédonie, éclata au printemps 1989 en Corse l’un des conflits sociaux les plus durs que l’île ait connu. A la suite de la publication des chiffres de l’INSEE révélant que les prix au détail étaient 15 % plus élevés en Corse que sur le continent, les fonctionnaires réclamèrent une prime d’insularité. La CGT, syndicat le plus représentatif à l’époque en Corse, était à la pointe du conflit. Des débrayages, grèves et mobilisations se succédaient au quotidien pendant plusieurs semaines. Au plus fort de cette crise sociale, au cours d’une cérémonie à Matignon, Michel Rocard vint vers moi (sans doute à l’initiative de Jean-Paul Huchon) et me prit à part pendant de longues minutes pour me demander mon avis sur ce conflit et surtout comment reprendre un dialogue qui était rompu. L’un des responsables locaux de la CGT qui avait bloqué l’usine JOB au sud de Bastia, Jean Santucci, était de mon village. Je l’appelais donc et commençais avec lui une relation téléphonique, dont je rendais compte à Jean-Paul, pour comprendre le poids des forces syndicales en présence. Aux côtés de la CGT, la CFDT et FO figurait un syndicat nationaliste naissant (le STC), avec lequel les organisations syndicales traditionnelles n’entretenaient pas les meilleurs rapports car il essayait de prendre la main en politisant ce qui était un pur conflit social. J’apportais alors ma modeste contribution à la résolution de ce conflit qui aura duré 71 jours. Il se terminera le 3 mai 1989 avec l’obtention, pour les fonctionnaires insulaires, d’une prime dite de « Vie chère ». 2.- Aux élections municipales de 1989, le parti socialiste se lança à l’assaut de la citadelle chiraquienne avec ses 20 listes « Vivre à Paris » conduites par Pierre Joxe. Dans cette bataille, la rocardie confia à Tony Dreyfus le soin de conduire la liste « Vivre à Paris » dans le 10e arrondissement tenu par un chiraquien historique Claude-Gérard Marcus. Il fallut d’abord mettre la section du PS en ordre de marche. A l’époque, elle se réunissait dans un placard à balais, sans chauffage, d’un immeuble quasiment insalubre situé rue du Buisson Saint Louis… Pari gagné, Tony Dreyfus fut l’un des quelques conseillers de Paris élus en 1989 et l’arrondissement tombera à gauche lors des municipales de 1995 et deviendra rocardien. 3.- Sur le quota rocardien, j’entrais à la Commission nationale des conflits du parti socialiste à l’issue du congrès de Bordeaux de 1992. J’y demeurais jusqu’au congrès de Grenoble en 2000. 4.- Après Matignon, Guy Carcassonne nous rejoignit au cabinet 69 avenue Victor Hugo. Guy, au titre de l’animation du courant en vue des présidentielles de 1995, assurait notamment la gestion des associations rocardiennes. Je l’y aidais. Lorsqu’il revenait de l’une de ses réunions au nouveau siège de la rocardie, (63 rue de Varenne) au cours de laquelle il avait été décidé de constituer une association (la énième), il me tendait un papier en me disant : « voici la liste des membres du bureau ». Je préparais tout ce qu’il y avait à faire (les PV, les statuts) et déposais le tout à la préfecture de police de Paris. Un jour, Tony et Guy entrèrent dans mon bureau en me disant : « on va constituer une nouvelle association » - alors que nous avions déjà « Le cœur à l’ouvrage », « La fédération des associations Convaincre » … – « on va l’appeler Être Socialiste Aujourd’hui (ESA) ». Peu de temps plus tard, ils revinrent dans mon bureau en me disant : « on va faire une nouvelle association. Voici la liste des membres (c’étaient à peu près les mêmes ; ils se reconnaîtront en lisant ces lignes) on va l’appeler RSD (Restez socialiste demain) ». Je suis allé voir Guy en lui disant : « au train où vont les choses je vais en préparer une troisième, comme ça le moment venu, on sera prêt … ». Mais cette troisième association, que j’avais dénommée de manière un peu facétieuse ASH « Avoir été socialiste hier », je n’ai pas eu à en déposer les statuts, car Michel Rocard et la plupart de ses amis politiques sont toujours demeurés dans la « vieille maison », même s’ils voyaient avec tristesse ses murs se lézarder peu à peu. 5.- Michel Rocard mourut socialiste le 2 juillet 2016. Après un hommage national aux Invalides, son inhumation eut lieu le 1er mars 2017 dans un petit village de Balagne en Haute-Corse, Monticellu, en présence de son épouse Sylvie bien sûr et de quelques amis fidèles. Je m’y rendis avec Françoise et Tony Dreyfus ainsi que Pierre Pringuet. François Hollande, encore Président pour quelques semaines et en visite alors dans l’île, avait fait un crochet pour participer à la cérémonie. Il s’y tenait non loin d’Edmond Simeoni venu également rendre un dernier hommage à l’ami de la Corse, comme le titra alors Corse-Matin. François Hollande s’étonna du choix de l’ancien Premier ministre d’être inhumé dans ce minuscule cimetière du village de Monticellu, si loin de son passé d’homme d’Etat. Car il n’avait pas lu le texte émouvant écrit par Michel Rocard deux ans auparavant : « J’irai dormir en Corse ». Pas seulement par amour pour Sylvie. Jean-Etienne GIAMARCHI Trésorier de l'association MichelRocard.org Photo : Jean-Etienne Giamarchi et Tony Dreyfus à Monticellu en mars 2017 |
La gauche face aux logiques économiques néolibérales : quatre questions à Mathieu Fulla |
Mathieu Fulla, agrégé d'histoire et enseignant au Centre d'histoire de Sciences Po, a brillamment obtenu son diplôme d'habilitation à diriger des recherches au début de ce mois de décembre, en présentant un mémoire analysant la façon dont, à partir des années 80, les partis socialistes ou sociaux-démocrates européens, ainsi que leurs experts économiques, se sont confrontés aux logiques néolibérales à l'oeuvre sous l'impulsion politique de Ronald Reagan ou Margaret Thatcher. Nous le remercions très sincèrement d'avoir bien voulu répondre à nos questions pour présenter son travail.
Rappelons également que Mathieu Fulla a co-dirigé, avec Alain Bergounioux, la publication aux Presses de Sciences Po des actes du colloque que notre association avait organisé en 2018 sur "Michel Rocard Premier ministre : la deuxième gauche à l'épreuve du pouvoir".
1.- Dans le mémoire que vous avez soutenu dans le cadre de votre habilitation à diriger des recherches, vous étudiez ce que vous appelez « l’accommodement » des forces de gauche aux logiques néolibérales à l’œuvre dans les années 1980, voire à leur « appropriation » dans la décennie suivante. Qu’entendez-vous par accommodement là où d’autres, à gauche, parlent davantage de reddition intellectuelle - et en fin de compte politique -, et comment l’expliquez-vous ?
Mathieu FULLA : Dans ce travail, j’entends montrer qu’à partir des années 1980, les élites socialistes, entendues comme les dirigeants des différents courants structurant les partis socialistes, sociaux-démocrates et travaillistes ouest-européens ainsi que leurs entourages proches (en particulier leurs experts), oscillent entre trois attitudes vis-à-vis de ce que j’appelle les « logiques néolibérales », qui deviennent progressivement dominantes dans les organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE) et dans les administrations occidentales. Ces attitudes sont la résistance, l’accommodement et l’appropriation. Au début des années 1970, les formations socialistes étaient porteuses d’un projet de transformation assez radical du capitalisme. Cela les conduisait à plaider simultanément pour la poursuite de la dynamique d’extension et d’approfondissement de l’État social, un rôle accru de la puissance publique dans la régulation des politiques économiques conformément aux préceptes keynésiens, l’instauration de la démocratie dans l’usine et l’atelier, et la défense d’un ordre économique international plus juste. Cette dernière revendication se traduisait notamment par un soutien (non dénué d’ambiguïté) au projet de « nouvel ordre économique international », porté par des pays du Sud à l’Assemblée générale de l’ONU et par une augmentation substantielle de l’aide au développement dans des pays dirigés par des sociaux-démocrates (Suède, Pays-Bas, Autriche). Ces formes de résistance, qui ne sont pas synonymes d’appel à la rupture avec le capitalisme et ses principes cardinaux que sont la légitimité du profit et le respect de la propriété privée des moyens de production, s’épuisent à partir du milieu des années 1980. Les élites socialistes pensent désormais l’alternative au projet néoconservateur, personnifié par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, en suivant les règles du jeu fixées par leurs adversaires. Elles ne questionnent plus le primat des objectifs de stabilité monétaire, de désinflation et d’équilibre des comptes de la nation sur la recherche du plein-emploi, alors même que le chômage structurel de masse ne cesse de croître et déstabilise profondément les sociétés occidentales. Les résistances des gauches de gouvernement à cet ordre économique international fondé sur une logique de « re-marchandisation » de tous les champs de l’existence, y compris celui de la protection sociale, s’apparentent de plus en plus à des formes d’accommodement dont l’exigence varie selon les secteurs. Elle est assez forte dans la réforme de l’État social, où les socialistes s’efforcent de préserver les acquis des années de croissance ; elle est plus modérée dans le domaine de la fiscalité où, sans se rallier à la logique reaganienne et thatchérienne des baisses brutales d’imposition des hauts revenus du travail et du capital (tax cuts), les socialistes engagent cette baisse y compris dans les pays nordiques au tournant des années 1990. La tendance à l’accommodement, et parfois à l’appropriation de l’approche économique dominante, s’accélère avec la fin de la Guerre froide. L’effondrement du communisme en Europe délie les élites économiques du pacte tacite conclu avec les classes ouvrières après-guerre. La disparition d’un modèle de société alternatif au capitalisme les désinhibe dans la recherche de la maximisation du profit à court terme et les socialistes ne s’y opposent pas frontalement, c’est un euphémisme. Rétrospectivement, ces derniers justifient leur adhésion, plus résignée qu’enthousiaste, par l’argument de la « contrainte extérieure » qui s’exerce sur leur action avec la mondialisation, l’européanisation, l’émergence de nouveaux concurrents industriels et l’individualisme croissant des populations. Cette explication ne doit pas être rejetée en bloc ; elle a sa part de vérité. Toutefois, s’il est indéniable qu’avec les dérèglements du capitalisme de Bretton Woods (monnaie, énergie), « faire entrer la justice sociale dans la balance des paiements », selon l’expression de Michel Rocard, devient de plus en plus complexe, les gouvernements socialistes n’ont pas manifesté une volonté inflexible de remise en cause de règles du jeu de plus en plus libérales. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, ils se sont, au contraire, montrés pro-actifs dans plusieurs secteurs clés, comme la relance de l’Europe communautaire par le marché ou la libéralisation et la dérégulation de leur secteur financier. Ces choix ne s’expliquent pas par une conversion aux préceptes reaganiens et thatchériens mais par un raisonnement politique et géopolitique dépassant de beaucoup la question économique. En premier lieu, il s’agissait pour ces partis fragilisés par les mutations du système productif (désindustrialisation, perte de centralité des ouvriers dans la société), de conserver ou de reconquérir le pouvoir en séduisant une fraction plus large des classes moyennes et supérieures. Il ne faut jamais oublier que l’on travaille sur un univers de professionnels de la politique. Il s’agissait également, dans un contexte de durcissement de la Guerre froide, de ne pas mettre en péril la sécurité de l’Europe de l’Ouest en protestant trop vertement contre les choix de politique économique des États-Unis, en particulier la décision du gouverneur de la Réserve fédérale (FED) nommé en 1979 par Jimmy Carter, Paul Volcker, de porter les taux directeurs à hauteur de 20%. Pour demeurer des partis de gouvernement dans le cas des partis sociaux-démocrates ouest-allemand, autrichien, néerlandais et nordiques, ou pour le devenir, comme dans le cas du PS français et de ses homologues d’Europe du Sud, tout l’art résidait dans l’accommodement à ces logiques, sans apparaître comme reniant trop ouvertement l’ambition du projet socialiste de l’après-guerre visant à concilier, dans un cadre capitaliste, efficacité économique et justice sociale, les deux se nourrissant mutuellement. 2.- L’offensive néolibérale des années Reagan et Thatcher s’est caractérisée par une attaque en règle contre l’État, en tant qu’outil de régulation et de redistribution, mais aussi en tant que garant des biens communs de la collectivité. Or, cette attaque n’a pas été sans trouver des échos dans une opinion de plus en plus insatisfaite des performances de l’État-providence. La « troisième voie » de Blair et Schröder a cherché, mais sans emporter l’adhésion, à établir de nouveaux rapports avec le libéralisme, mais en lui empruntant sa conception de l’État. N’y a-t-il pas eu, de la part des partis sociaux-démocrates, une incapacité à repenser le rôle de l’État et sa relation aux individus ? MF : L’accélération de la mondialisation économique et financière dans les années 1980 a entraîné chez les élites socialistes une perte de confiance dans la force transformatrice de l’État, et pas seulement en France. Du milieu des années 1980 à la fin des années 1990 prévaut une posture défensive. Il s’agit pour les socialistes exerçant les responsabilités de protéger les acquis sociaux des décennies de croissance tout en faisant la démonstration de leur excellence gestionnaire par la maîtrise du déficit public et le maintien de l’équilibre (relatif) de la balance des paiements. Le concept de « modernisation » de l’État, agité comme un mantra au cours de la période, constitue la traduction de cette ambition. À la fin des années 1990, l’émergence de la « troisième voie », expression tendant à amalgamer de manière quelque peu caricaturale une série d’expériences gouvernementales menée par des partis sociaux-démocrates au Royaume-Uni, en Allemagne ou encore en Italie, propose une nouvelle approche socialiste de l’État. Celle-ci est liée non seulement à l’affaiblissement de son pouvoir régulateur induit par la mondialisation et par la montée en puissance d’une Union européenne fonctionnant principalement (mais non exclusivement) selon des principes libéraux (voire ultra-libéraux), mais aussi aux transformations sociologiques de l’électorat et des adhérents des partis socialistes et sociaux-démocrates depuis les années 1970, marquées notamment par la distension des liens avec les classes populaires et les syndicats, et la montée en puissance de classes moyennes et supérieures urbaines salariées à fort capital culturel. Les promoteurs de la « troisième voie », qui se réclament plus volontiers du « progressisme » que du socialisme, bénéficient du soutien appuyé du président démocrate états-unien Bill Clinton. La mutation névralgique qu’ils proposent est celle du concept d’égalité, au cœur de l’identité de la gauche depuis sa naissance au moment de la Révolution française. À la recherche de l’égalité sociale par des politiques redistributives ambitieuses se substitue l’idée que la gauche doit avant tout centrer son action sur l’égalité des chances. Depuis les années 1980, les élites socialistes se montraient en effet de moins en moins sensibles aux inégalités socio-économiques, comme en témoignent leurs politiques fiscales plus accommodantes à l’égard des hauts revenus du travail et du capital et un regard plus bienveillant – pour ne pas dire admiratif – porté sur les entrepreneurs qui réussissent. Néanmoins, tout en promouvant ardemment une logique accrue de partenariat entre l’État et le secteur privé, les gouvernements situés dans l’orbite de la « troisième voie », ne renoncent pas, en règle générale, à investir dans le social. Le déploiement de ressources peut même être massif. L’effort est toutefois centré sur la quête de l’égalité des chances et la lutte contre l’exclusion, non sur la hausse des bas revenus du travail. Prenons l’exemple des gouvernements Blair (1997-2007) au Royaume-Uni. Il serait erroné de les considérer comme la simple réplique des gouvernements conservateurs de Margaret Thatcher et de John Major (1979-1997). Une tension, forte, existe entre les éléments de continuité (le cadre macroéconomique, monétaire et financier « pro-business » reste inchangé) et les politiques menées dans le domaine sociétal (défense des droits des minorités, éloge du cosmopolitisme de la Cool Britannia) et social, avec un grand programme de lutte contre la pauvreté infantile. Les gouvernements Blair investissent en outre massivement dans les services publics comme la santé et l’éducation. Le National Health Service (NHS), le service national de santé créé en 1948 par le gouvernement du leader travailliste Clement Attlee, avait été laissé en déshérence dans les années Thatcher. Il redevient efficace et populaire sous les gouvernements du New Labour, sachant toutefois que ces derniers assument l’introduction en son sein de logiques managériales venues du secteur privé (new public management) et engagent un certain degré de marchandisation des prestations de soin offertes. 3.- Quand, à la rentrée 1989, mis en cause sur la question des inégalités et du pouvoir d’achat, Michel Rocard propose que l’on partage les fruits de la croissance en trois tiers : un tiers pour le pouvoir d’achat, un tiers pour la recherche et les investissements d’avenir et un tiers pour le désendettement du pays, n’est-on quand même pas davantage dans une approche keynésienne que néolibérale ? Quel regard portez-vous, de ce point de vue, sur les trois années de Michel Rocard à Matignon ? MF : Michel Rocard propose en effet ce « pacte de croissance » à l’automne 1989 dans une conjoncture favorable, ce que l’on oublie parfois. En 1988 et en 1989, la croissance économique est un peu supérieure à 4% du PIB. Cependant, la proposition du Premier ministre ne s’accompagne d’aucune mesure concrète et le ralentissement de la croissance, notamment lié au déclenchement de la guerre du Golfe, fait tomber cette proposition dans l’oubli. De manière plus profonde, un décalage apparaît entre la culture économique de Michel Rocard et sa pratique de la politique économique au pouvoir. S'il ne peut être considéré comme un économiste professionnel, le Premier ministre fut l'un des premiers responsables socialistes de l'après-guerre formé aux subtilités de la macroéconomie keynésienne et de la comptabilité nationale. En France, ce nouvel état d'esprit, promu par une nébuleuse de hauts fonctionnaires et de quelques responsables politiques comme Pierre Mendès France, à l’égard duquel Michel Rocard ne cachait pas son admiration, se traduit par une préoccupation accrue pour le contenu et l'efficacité de la politique budgétaire, l'acceptation du déficit public à moyen terme pour stimuler l'activité et l'intégration de nouveaux outils de calcul et de prévision, au premier chef la comptabilité nationale et le plan. Rien de tout cela ne transparaît au cours de son mandat de Premier ministre. Peu de temps après sa nomination, il confie à son cabinet que le retour de la croissance n’ouvre aucun « espace keynésien du point de vue du pilotage économique ». Le diagnostic apparaît fondé pour les États membres de la CEE, à l’heure de l’Acte unique consacrant les quatre libertés de circulation et le projet d’union économique et monétaire reposant sur le respect de critères de convergence macroéconomiques stricts. Excluant toute relance de la consommation d’inspiration keynésienne – le souvenir de la séquence 1981-1983 et de la dramatisation du « tournant de la rigueur » reste encore très frais –, Michel Rocard identifie deux gisements potentiels de croissance : le renforcement de la compétitivité des entreprises exportatrices et l’amélioration de la productivité de l’État, dont il fait un cheval de bataille. Il n’envisage jamais en revanche une quelconque rupture avec l’orthodoxie macroéconomique dominante, fortement imprégnée des logiques néolibérales évoquées plus haut. Cette conviction facilite son entente avec son ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, l’un des ténors mitterrandistes de son gouvernement qui est aussi l’architecte de la politique dite du « franc fort ». Michel Rocard n’est pas fâché de constater l’inflexibilité de son grand argentier en matière de politique monétaire. En privé, il explique que Pierre Bérégovoy constitue son « "meilleur pare-chocs" face aux poussées de fièvre sociale qui saisissent régulièrement les députés socialistes ». Il faut toutefois souligner que ce choix économique, justifié au nom de l’approfondissement de la construction européenne – un point d’accord entre le Premier ministre et François Mitterrand –, est contrebalancé par des mesures de justice sociale tout à la fois symboliques et durables : le RMI en tout premier lieu mais aussi la CSG dont l’augmentation fut, pour nombre de gouvernements succédant à celui de Michel Rocard, le principal levier pour assurer le financement de la Sécurité sociale. Cette volonté de tempérer les conséquences les plus dures du choix austéritaire par des politiques sociales paradigmatiques se retrouve aussi dans le gouvernement Jospin (1997-2002) mais pas dans le quinquennat de François Hollande (2012-2017). 4.- Si la social-démocratie a en effet rendu les armes face à l’offensive néolibérale des années Reagan et Thatcher, n’accompagnait-elle pas une lame de fond de la société, que la progression de l’individualisme rendait moins sensible à la question des inégalités, tendance qui s’est aujourd’hui inversée ? MF : Je ne suis pas convaincu par l’idée que les partis socialistes, travaillistes et sociaux-démocrates que j’étudie aient « rendu les armes ». Il faut garder à l’esprit qu’ils font face, dès le milieu des années 1970, à une offensive idéologique, culturelle et politique de grande ampleur menée par une myriade d’acteurs – partis politiques néoconservateurs, organisations patronales, think tanks, universitaires, journalistes de la presse financière – disposant de ressources conséquentes. Sans nécessairement se coordonner – la métaphore de l’archipel fonctionne bien pour les qualifier –, ces acteurs défendent des voies de sortie de crise aux antipodes de la culture économique socialiste de l’après-guerre : la régulation par le marché est sanctifiée, l’entreprise privée mythifiée. Les appels à gérer l’État selon les principes de management d’une grande firme se multiplient. Dans mon mémoire d’habilitation, mon objectif est de réfuter le récit, trop linéaire et trop simple, d’une conversion précoce et en bloc des dirigeants et des experts économiques socialistes ouest-européens à ce projet qui, fondamentalement, vise à instaurer une « logique de discipline » des comportements des acteurs par le marché dans tous les champs de l’existence, au premier chef en matière sociale, ainsi qu’à soutenir l’instauration de règles, nationales et internationales, visant à mettre la propriété privée des objets, des terres et de l’argent à l’abri du pouvoir discrétionnaire des gouvernements et des États, c’est-à-dire à l’abri des alternances politiques. Les socialistes ne sont pas les fers de lance de cette offensive. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les gouvernements de gauche au pouvoir au cours de cette période se sont parfois appropriés purement et simplement certaines de ces logiques, au premier chef, je l’ai évoqué, dans le domaine crucial de la finance. Une interrogation à laquelle je souhaite répondre dans des recherches futures est de savoir si les promoteurs de ces réformes impulsées au milieu des années 1980 en France, en Espagne et en Suède, mais aussi en Israël, en Australie et en Nouvelle-Zélande, imaginaient les conséquences de leur décision sur la dynamique inégalitaire mondiale caractéristique de notre modernité. En faisant le choix de l’accommodement et, de plus en plus, de l’appropriation de certaines logiques néolibérales, les socialistes au pouvoir ont contribué à créer un mouvement difficilement réversible compte tenu de l’étroitesse des marges de manœuvre financières dont disposent aujourd’hui les États qui n’en demeurent pas moins l’instance de protection en dernier ressort vers laquelle se tournent spontanément les citoyens en cas de crise majeure comme celle du Covid-19. S’il me paraît difficile de sonder de manière fiable la tolérance actuelle des sociétés européennes à l’inégalité, un fait me semble plus certain : les partis héritiers du socialisme démocratique du XXe siècle, dont les scores électoraux sont historiquement bas, dont les effectifs ne cessent de diminuer et dont la capacité à mailler le territoire des États-nations a beaucoup perdu de sa force, n’ont pas encore trouvé un projet commun susceptible de réinventer leur famille politique, en dépit des urgences qui s’accumulent (environnement, crise migratoire, guerres) et de la menace de droites radicales dont les réseaux transnationaux ne cessent de d’étoffer depuis une quinzaine d’années. Certes, des partis de gauche continuent de gouverner dans certains Etats de l’UE mais ils ne semblent plus apparaître aux yeux des électeurs, notamment ceux des classes populaires, comme la force politique la plus susceptible de répondre à la question sociale, qui fut longtemps le cœur de son identité. Repenser le social au travers de quelques grandes politiques de rupture pourrait contribuer à enrayer ce déclin. Au XXe siècle en tout cas, c’est bien dans ce secteur que la trace du socialisme démocratique fut la plus profonde. |
Quand le chanteur préféré des jeunes s'entretenait avec la star des sondages : retour sur le dialogue Goldman-Rocard en février 1988 |
A l'occasion de ses 60 ans, L'Obs, anciennement Le Nouvel Observateur revient sur ses "unes" les plus marquantes.
Il a ainsi republié l'entretien entre Michel Rocard et Jean-Jacques Goldman réalisé le 5 février 1988, à seulement quelques semaines du premier tour de l'élection présidentielle. Jean-Jacques Goldman interroge celui dont on ne sait pas qu'il s'apprête bientôt à entrer à Matignon sur les enseignants, les facs, le Tiers-Monde, causes chères au fondateur des Restos du coeur. Michel Rocard parvient avec intelligence à détourner certaines questions un peu populistes, comme celle sur les enseignants qui bénéficieraient d'un emploi à vie, en soulignant que s'il faut plus de souplesse dans toute la fonction publique, ceux-ci font un métier essentiel et mal reconnu. Cela préfigure l'action de son gouvernement qui fera de l'Education nationale une priorité majeure avec le plan Jospin, de plus de 30 milliards de francs. Sujet hautement d'actualité, à l'époque (cohabitation oblige) comme aujourd'hui, Michel Rocard prône un président recentré sur les grands sujets et la politique internationale, plutôt que l'hyperprésidentisalisation. Il n'appelle pas pour autant à changer les institutions. Le chanteur interroge aussi Michel Rocard sur l'héritage, ce qui amène Michel Rocard à esquisser ce qui deviendra par la suite la CSG. Jean-Jacques Goldman. - Mitterrand est au pouvoir, Barre, on l'a eu comme Premier ministre, Chirac aussi. Il n'y a qu'un homme politique majeur qu'on n'a pas encore vu à l'oeuvre. Et donc la « surprise » ne peut venir que de lui. Voilà pourquoi il me paraît intéressant de vous interviewer vous, Michel Rocard, et pas un autre. Michel Rocard. - Eh bien d'accord, on y va ! J.-J. Goldman. - Commençons par la formation. Vous dites que c'est la clef de l'avenir. Or quand un PDG n'a pas de résultats, le conseil d'administration le fout dehors, quand un chanteur fait un bide, il change de métier. Mais quand un professeur n'enseigne pas, est incapable d'enseigner, dégoûte ses élèves, là, ça peut durer des années, des générations, une carrière. Pourquoi les gens les plus importants pour l'avenir sont-ils les plus protégés ? C'est un privilège hallucinant ! M. Rocard. - Je conviens tout à fait qu'il y a certains excès dans les protections liées au statut de la fonction publique. Ce que vous avez dit n'est d'ailleurs pas vrai pour les seuls professeurs... J.-J. Goldman. - C'est plus grave dans leur cas... M. Rocard. - C'est toujours grave, un fonctionnaire inefficace. Donc c'est un problème plus général. Mais enfin, des professions protégées, il y en a un peu partout. Et il y a bien d'autres types de protections : je pense par exemple à certaines rentes de situation des notaires, des chauffeurs de taxi, etc. Donc il faut mettre de la souplesse dans la société française tout entière. C'est possible si c'est progressif et si l'on donne à ceux dont on remet en question les sécurités le sentiment qu'ils ne sont pas seuls à payer les pots cassés. J.-J. Goldman. - Il y a « fonctionner » dans fonctionnaire... M. Rocard. - Oui, mais il faut voir aussi ce qu'on les paie. Un bon cadre, chez moi, dans ma commune de Conflans, est payé de 7 000 à 8 000 francs par mois. Il serait payé le double dans le privé, en tout cas une fois et demie. Quand un instit en début de carrière est payé moins que des professions... je ne veux pas en citer, ce serait incendiaire, mais enfin, regardez la grille des salaires dans l'enseignement ! Autrement dit, il y a un problème de revalorisation de la fonction enseignante. On peut faire tomber certaines sécurités, en effet excessives, mais à la condition de donner à cette profession la garantie qu'on s'occupe d'elle. J.-J. Goldman. - C'est vrai que de 7 000 à 8 000 francs c'est pas assez pour celui qui fait bien ce boulot, mais c'est beaucoup trop pour celui qui le fait mal. M. Rocard. - Et un instituteur commence plus bas que ça ! J.-J. Goldman. - Et vous croyez que les syndicats accepteraient de perdre un peu de sécurité en échange d'un traitement simplement décent ? M. Rocard. - Il y a chez les enseignants une peur considérable pour l'avenir de leur métier. Ils sentent bien que le système est menacé. La crise de l'enseignement, aujourd'hui, est le résultat de trente ans de non-gestion. Quand, d'année en année, le ministère des Finances rogne sur les traitements, mais aussi sur les autres crédits : l'entretien des écoles, le matériel pédagogique (il n'y a plus de cartes de géographie dans les lycées de Paris ni d'appariteurs pour les transporter), on crée des conditions de travail impossibles pour ces hommes et ces femmes. Ils ont l'impression qu'on se moque d'eux. Et il y a une démobilisation qui vient largement de là. Il faut le savoir. Cela étant, s'il y a des cas scandaleux il y a aussi des gens admirables... J.-J. Goldman. - Je ne le nie pas. M. Rocard. - Et moi j'ai envie de le dire. J.-J. Goldman. - Mais je trouve qu'ils sont pénalisés par cette espèce de complaisance généralisée. M. Rocard. - Tout à fait. Mais on ne pourra s'y attaquer qu'à la condition de dynamiser tout le système. Et c'est l'enjeu du septennat qui vient. Vous savez pourquoi j'ai annoncé que le prochain Premier ministre devrait se charger de l'Education ? Parce qu'il y a une longue tradition en France qui veut que, quand il y a un problème extrêmement lourd, le patron s'en charge. C'est le seul moyen d'assurer que, dans les arbitrages interministériels hebdomadaires, sinon quotidiens, qui sont le lot du gouvernement, le parti pris soit du bon côté. J.-J. Goldman. - Une autre chose qui m'étonne : toutes les études scientifiques montrent que l'avenir d'un élève, à 90 %, se joue avant l'âge de 10 ans. Comment se fait-il que ce soient les instituteurs et les enseignants de maternelle les moins formés et les moins rémunérés ? Ce devrait être eux les stars de la pédagogie, et non pas les profs de fac. M. Rocard. - Belle idée ! Mais, écoutez, il y a de 7 800 à 8 000 enfants scolarisés sur ma commune. C'est vrai, les relations avec le système éducatif ne sont pas toujours faciles. Tenez, il m'est même arrivé un jour, revêtu de mon écharpe, d'aller faire le gardiennage des enfants à la cantine parce que le rectorat avait décidé de supprimer le personnel de surveillance... J.-J. Goldman. - C'était bon ? M. Rocard. - Pas mal ! J.-J. Goldman. - Carottes râpées, poisson pané, frites et pomme ? M. Rocard. - Non, ce jour-là c'était steak-purée. Ce que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas enterrer le système trop vite ! Il y a des résultats, il y a quelques améliorations. Pour ce qui est des maternelles, il faut à tout prix en défendre la qualité. Elle est bonne. Ce qui manque, c'est la quantité. L'école primaire : la revalorisation de la condition de l'instituteur est engagée ; la formation a été rallongée d'un an. Le point ultra-chaud, maintenant, il est dans le secondaire. Problème de pédagogie et de contenu des programmes dans les collèges. Et problème quantitatif dans les lycées. Il nous manque à travers la France de 80 000 à 100 000 places. Donc, ce qu'il nous faut, c'est un bon contrat pluri-annuel, discuté avec toutes les parties prenantes : les enseignants, les parents, les syndicats, le CNPF [Conseil national du Patronat français, NDLR], embrassant l'ensemble des problèmes qui se posent. J.-J. Goldman. - Toujours à propos des privilèges de la fonction publique : il y a un quasi-monopole des fonctionnaires, en particulier des professeurs, dans la classe politique, et dans l'ensemble, c'est pas dans la classe politique que j'ai rencontré les gens les plus brillants ni les plus proches des problèmes concrets. En revanche, j'en ai rencontré dans le privé, à la tête d'entreprises, et je me suis dit que ces types-là seraient très utiles dans la gestion de la société France. Or quelqu'un qui est dans la fonction publique peut s'en aller pendant deux ou trois ans puis réintégrer son poste, ce que les gens du privé ne peuvent pas faire. Qu'est-ce qu'on peut faire pour changer cet état de choses ? M. Rocard. - Il est vrai qu'on n'aura pas un rééquilibrage du personnel parlementaire si on ne traite pas mieux le statut des élus. C'est très difficile à faire. Les chefs d'entreprise sanctionneront inévitablement, en termes de promotion, un employé qui va passer trop de temps à s'occuper d'autre chose que de faire tourner l'entreprise. L'unique réponse, je crois, est de donner à tout élu qui perd son mandat le droit d'exiger sa réintégration dans son emploi. Mais seules les plus grandes entreprises, celles qui ont plus de 1 000 salariés, pourraient faire face. Il faudrait donc probablement un engagement du CNPF pour le compte des PME, garantissant un droit à être recasé en priorité. Ça jouerait sans doute plus pour les hommes politiques de droite que de gauche, mais ça je suis tout à fait prêt à l'assumer. J.-J. Goldman. - C'est peut-être aussi une des raisons du décalage entre la classe politique et la réalité. M. Rocard. - Je ne signerais pas ça. Il y a le problème de la politique professionnelle. Le drame, c'est que 1) il n'existe pas de système de formation des hommes politiques, mais 2) je ne suis pas du tout sûr qu'il en faille. Quels sont les cheminements ? Il y en a trois, en gros. D'abord, le parachutage en politique de gens qui ont une grande expérience acquise ailleurs. C'est le cas de Raymond Barre ou de Pompidou. Un autre moyen d'arriver en politique, c'est de gravir la hiérarchie des mandats locaux : maire, conseiller général, etc. C'est une excellente formation, à un détail près, qui compromet le tout : c'est qu'elle ne met jamais les individus en relation avec les affaires internationales. La troisième voie, ce sont les appareils militants. Ce cheminement ouvre à une formation politique polyvalente. Simplement, il exige aussi des échines très souples, une grande capacité de servilité, à moins d'affronter des risques énormes... Moi, je suis un miraculé. J.-J. Goldman. - Justement, depuis la cohabitation, on a assisté à un changement du rôle du président de la République. Il est devenu plus un représentant, quelque chose d'un peu inutile comme la reine d'Angleterre, ou un acteur américain aux dents bien alignées. Vous pensez que c'est irréversible ou que c'est dû seulement aux circonstances ? M. Rocard. - Le fait que, pour la politique intérieure courante, ce soit le Premier ministre qui décide, que le président de la République n'ait plus le pouvoir, cela me paraît largement réversible. L'habitude s'était prise que les présidents en fassent trop. Trop de choses remontaient au sommet, c'est vrai. Mais il faut veiller à l'équilibre du système. L'élection présidentielle est devenue l'élection la plus importante. Par conséquent, toute la pyramide des talents, des ambitions, des servilités s'organise en fonction de cette échéance. Donc, même si la lettre de la Constitution dit que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », personne n'ose agir sans l'accord du président. Et il faudra, si l'on retrouve des majorités convergentes, une grande volonté aux présidents de la République à venir pour refuser de se mêler du quotidien. Pour avoir la préoccupation du long terme et s'attacher aux grandes priorités, quitte à ne superviser le reste que de plus loin. Ce ne sera pas simple. Mais l'un des enjeux pour mieux gouverner la France est là. J.-J. Goldman. - Et vous pensez qu'en cas de majorités non convergentes, comme vous dites, le président de la République pourrait faire autre chose qu'être en campagne électorale permanente et s'occuper de ses sondages ? M. Rocard. - Tout à fait. Je pense qu'on n'a pas tiré tout le bénéfice du fait que le mandat est long. En sept ans, on a le temps de travailler. J.-J. Goldman. - On vous entend beaucoup parler de l'IGF [impôt sur les grandes fortunes, en vigueur entre 1982 et 1986], qui ne rapporte pas grand-chose. Pourquoi les socialistes sont-ils discrets sur cet incroyable privilège de naissance qu'est l'héritage ? M. Rocard. - Je voudrais vous rappeler que la gauche a quand même beaucoup augmenté les droits de succession... J.-J. Goldman. - Ils restent moins élevés que l'impôt sur le revenu. C'est-à-dire qu'un gros héritier est moins imposé qu'un gros travailleur. M. Rocard. - C'est pourquoi nous avons complété le dispositif avec l'impôt sur la fortune, justement. Mais l'incitation à travailler passe par le revenu. A force de matraquer les gens, on risque de se trouver dans la situation de la Suède, dont les artistes, les compositeurs et les cinéastes vont s'installer en Suisse. Il y a donc une limite. Et notre impôt sur la fortune était trop fort. En revanche, on ne doit pas transmettre le droit de commander. Il faut de l'expérience pour diriger une entreprise. Aux Etats-Unis, la transmission des entreprises est frappée à 90 % en ligne droite. Les Français le savent peu. J.-J. Goldman. - Donc vous êtes d'accord pour que l'argent hérité soit plus taxé que l'argent gagné ? M. Rocard. - Oui, bien entendu. Nous n'en sommes pas si loin d'ailleurs. J.-J. Goldman. - Mitterrand a dit un jour - je cite de mémoire - que pour un gouvernement de gauche l'échec est réactionnaire. Est-ce que vous avez eu le sentiment de participer à un gouvernement réactionnaire ? M. Rocard. - Ce mot était une boutade, ne la sortons pas de son contexte. Le gouvernement socialiste des années 1981-1986 a fait beaucoup de choses. Du bon et du moins bon. J'ai moi-même qualifié d'erreurs un certain nombre de décisions : j'ai combattu publiquement les nationalisations à 100 % et les 39 heures payées 40. Il y a eu surtout l'augmentation de 27 % du budget de l'Etat sur l'année 1982, ce qui nous a mis dans une situation intenable. Mais je ne laisserai pas oublier 1) la décentralisation ; 2) le fait qu'après les nationalisations on a remis ces entreprises sur pied ; 3) la réduction massive de l'inflation. J.-J. Goldman. - Donc ça aurait pu être pire... M. Rocard. - Je ne dirai pas seulement ça. Avant 1981, la gauche française exhalait une hostilité générale aux patrons, aux entreprises et au profit. Il a fallu le passage au gouvernement pour qu'on comprenne que les entreprises sont des unités de production avant d'être des champs de bataille et qu'elles sont là pour faire du profit. Maintenant, c'est passé dans le consensus national. Je plaide que le gouvernement socialiste et le président Mitterrand n'y sont pas pour rien, moi non plus. J.-J. Goldman. - Le retour de la droite était donc inéluctable ?... M. Rocard. - Non, non. Il aurait pu être évité. Mais nous avons payé deux choses : les erreurs du début ; et surtout l'excès des promesses. J.-J. Goldman. - Est-ce que ces promesses étaient obligatoires pour être élu ? M. Rocard. - Ceux qui les ont faites pensaient sans doute que oui, et moi j'ai toujours pensé que non. Je l'ai dit. J.-J. Goldman. - Qu'est-ce que c'est qu'être un homme de gauche en 1988 ? M. Rocard. - Trois choses. D'abord l'impératif de solidarité : ne jamais accepter de laisser des gens au bord de la route. Ensuite la lutte pour l'égalité des chances : c'est pourquoi la priorité des priorités aujourd'hui, c'est l'école. Enfin, la reconnaissance du fait que les fonctions de l'Etat ont changé : il est là pour préparer l'avenir et fixer les règles du jeu mais pas plus. Pas pour produire à la place des producteurs. Ni pour tout régir par la loi, les règlements, les décrets, les arrêtés, les circulaires et le petit doigt sur la couture du pantalon. J.-J. Goldman. - Justement, prenons un cas précis : les Restaurants du Coeur, une initiative individuelle de Coluche au départ, pour régler un problème qui concerne tout le monde. Quel devrait être le rôle de l'Etat ? M. Rocard. - La situation actuelle est caractérisée par un refus croissant - et compréhensible - de l'impôt. Il m'est arrivé de dire que la paupérisation de l'Etat est le problème le plus grave des temps modernes. On ne va plus jamais repeindre les écoles ni les casernes, ni les salles d'accueil dans les commissariats de police. Les gens ne veulent plus payer. A partir de là, lorsqu'un besoin nouveau et grave surgit, comme la grande pauvreté qui est l'une des indignités de notre société, il est impossible de dire que cela relève exclusivement de l'Etat. D'où Coluche. Et c'est probablement parce que l'initiative a été privée que ça s'est bien passé. Cela dit, il a tout de même fallu que l'Etat, en l'espèce le ministère de l'Agriculture, aille négocier à Bruxelles pour l'utilisation des surplus agricoles. Il a fallu des locaux, etc. Dans le cas de Conflans, la commune a puissamment aidé. Donc bravo aux jeunes qui ont fait tout le travail. Mais ne nous imaginons pas que les Restaurants du Coeur auraient pu fonctionner sans que la puissance publique donne un coup de main. Moi, j'aime assez cette manière de faire. J.-J. Goldman. - Autre exemple de charité, autre question : Band Aid et l'Ethiopie. Est-ce que l'argent qu'on a donné a aidé les gens ou est-ce qu'il a conforté le régime de Mengistu, qui est en grande partie responsable d'une situation qui d'ailleurs se perpétue ? M. Rocard. - Le monde est plein de chefs d'Etat qui sont des assassins, des oppresseurs de leur peuple, des meurtriers. Dans la vie internationale, on entretient des relations avec de curieuses gens. Il reste que si l'on prend ce genre d'éléments en considération, quand on entreprend de soulager les misères, on ne peut plus agir. La question que je me pose, moi, elle ne concerne pas l'effet sur le régime de Mengistu mais le fait de savoir si à ce moment-là l'aide est tombée à l'endroit où on en avait le plus besoin. Bon, effectivement, le drame éthiopien était épouvantable. J'approuve votre aide. C'était bien. Si cela a conforté Mengistu, tant pis car ça a surtout « conforté » ceux qui, sinon, seraient purement et simplement morts ! J.-J. Goldman. - Autrement dit, est-ce qu'on n'aurait pas mieux fait de mettre dans les caisses de la Croix-Rouge des mitraillettes et des grenades ? M. Rocard. - Non. On a mieux fait d'exporter des vivres que des armes. De plus, l'histoire des mouvements d'indépendance montre que quand des pouvoirs s'installent par la violence, ils ont du mal ensuite à se pacifier. J.-J. Goldman. - Une question personnelle : est-ce que vous croyez qu'être intègre, avoir des idées et de l'enthousiasme, ce soit suffisant pour devenir président en 1988 ? M. Rocard. - Il vaudrait mieux que ce soit nécessaire. Ce n'est pas tout à fait suffisant. Il y a aussi la tactique. J.-J. Goldman. - Et l'importance du système médiatique ? Avez-vous confiance dans vos qualités de show man ? M. Rocard. - Ça aussi ça se travaille. Avec plus ou moins de plaisir, mais je respecte toujours ceux à qui je m'adresse. C'est ma façon d'être courtois. Propos recueillis par CLAUDE WEILL |
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