C'est une coquetterie qui ne résiste pas à l'examen, comme l'attestent - visibles sur le site
MichelRocard.org - l'émission
L'Heure de vérité du 3 décembre 1984, dans laquelle il analyse les troubles survenus les semaines précédentes sur le territoire, son discours du 7 mars 1985 à Châtenay-Malabry où il fustige les dirigeants de la droite « toujours en retard d'une évolution », ou encore l'éditorial de la lettre
Convaincre du 4 avril 1987, mettant en garde contre les orientations de la politique de Jacques Chirac et Bernard Pons. Sans compter les informations recueillies de première main auprès de Christian Blanc, compagnon de longue date, qui avait été à Nouméa auprès d'Edgard Pisani en 1984-85.
L'approche de la question calédonienne par Michel Rocard doit tout aux origines de son engagement en politique. Formulée ou non, la question hante l'esprit de cette génération de responsables socialistes - Rocard, Le Pensec, Jospin, Joxe, Bérégovoy - qui se trouvent aux responsabilités en 1988 et qui ont en commun l'éveil à la conscience politique dans les combats anticolonialistes et contre la guerre d'Algérie : comment ne pas rééditer les errements et aveuglements de la génération précédente qui, malgré l'expérience de la Résistance, s'était laissé entraîner dans la répression et la guerre coloniale ?
En présentant la démarche résultant des accords de Matignon-Oudinot de juin et août 1988 comme « une expérience inédite de décolonisation dans le cadre des institutions de la République », Michel Rocard n'énonce un paradoxe qu'en apparence : en effet, en droit international, c'est bien à la « puissance administrante » qu'il revient de mener à bien le processus de décolonisation ; au surplus, toujours selon les résolutions de l'ONU, la décolonisation ne débouche pas nécessairement sur l'indépendance dès lors que les populations intéressées ont pu se prononcer librement et loyalement informées
2.
Après son départ de Matignon en mai 1991, l'attention que Michel Rocard a portée à la Nouvelle-Calédonie ne s'est jamais démentie, et au-delà de ses interventions publiques, les chercheurs qui travaillent sur ses archives le vérifient chaque jour. En 1998, il salue chaleureusement l'accord de Nouméa et marque sa reconnaissance à Lionel Jospin de l'avoir associé à cet événement :
« Quant à moi, comment ne pas vous dire, avec émotion, la joie que j'ai à voir mon pays, grâce à son gouvernement, tenir la parole qu'en son nom je vous ai donnée en 1988. [...] Vous allez apposer vos signatures au bas d'un grand texte. Soyez conscients qu'il concerne beaucoup plus que la Nouvelle-Calédonie : c'est un acte de civilisation ».
Cet accord de Nouméa confère à la Nouvelle-Calédonie une très large autonomie interne, marquée par un gouvernement doté d'attributions étendues, le transfert progressif de toutes les compétences étatiques, à l'exception des compétences régaliennes, ou par la capacité de voter des « lois du pays » qui ont, dans les matières où la Nouvelle-Calédonie est compétente, la même force juridique que celles votées par le Parlement national.
L'étendue de cette autonomie, bâtie au cours des vingt années écoulées, avait conduit Michel Rocard à considérer que la Nouvelle-Calédonie était déjà quasiment indépendante. Toujours attentif aux conditions du développement économique, plus qu'aux questions institutionnelles, il avait en différentes occasions invité ses interlocuteurs calédoniens à réfléchir aux enjeux de la mondialisation, du changement climatique ou du terrorisme qui ne peuvent trouver de réponse durable à l'échelle nationale. Mais en même temps, il disait comprendre la revendication de reconnaissance du peuple kanak, qui prend aussi le nom d'indépendance. En juin 2008, pour les vingt ans des accords de Matignon, il développe ce raisonnement dans une grande conférence publique à Nouméa. En novembre 2015, dans une dernière interview aux
Nouvelles Calédoniennes, il le reprend en disant :
« L'indépendance, c'est une référence à la liberté de décision, à la liberté d'analyse de celui qui décide » et ajoute, en parlant de la perspective d'un État associé à la France, disposant de sa propre nationalité :
« Cela peut être intéressant de chercher cela, mais je serais curieux de connaître la définition de la nationalité »...
Le référendum qui interviendra le 4 novembre 2018 en Nouvelle-Calédonie honorera la promesse faite trente ans plus tôt lors des accords de Matignon. Pour autant, il ne constituera pas un aboutissement mais une étape dans le processus de la décolonisation de ce territoire. Et restera la question pointée par Michel Rocard et qui est au coeur de la problématique calédonienne depuis un demi-siècle : qui est Calédonien ? Qui peut le devenir ? C'est de la capacité à répondre à cette question, pour l'État comme pour les responsables calédoniens, que dépendra l'achèvement de ces accords que Jean-Marie Tjibaou avait qualifiés de
« pari sur l'intelligence ».
Jean-François Merle
1. Cf. par exemple interview à Télérama du 7 octobre 2013.
2. La résolution 1541 de l'Organisation des Nations-Unies dit en effet qu'un scrutin d'autodétermination, concluant un processus de décolonisation, peut déboucher soit sur l'indépendance, soit sur la création d'un État associé avec un autre État indépendant, soit sur le maintien au sein d'un État indépendant.